De l’usage du « petit coup de rouge » dans la soupe

« Las mon cœur n’aime plus le goût de l’onde claire à présent qu’il connaît l’enivrement du vin. » Jeanne Grisé – «La coupe»

 

Notre compatriote Jeanne Grisé eut sans doute aimé l’usage très courant dans les campagnes françaises qui consiste à verser dans le bouillon qui reste au fond de son assiette une bonne giclée de vin de l’année. Selon une vieille croyance, cette addition finale favorise la santé. En témoignent la vigueur et le teint rubicond des campagnards. Un vieux dicton prétend qu’«un coup de vin rouge ruine le médecin».

Au risque de se «ruiner», un célèbre médecin du XIIe siècle, Jean de Milan de l’École de Salerne, n’hésitait pas à louer les vertus curatives et préventives de la soupe au vin. À l’adresse de son distingué patient, le roi d’Angleterre, il avait préparé ce petit couplet :

La soupe au vin, ou soupe au perroquet,

Blanchit nos dents, éclaircit notre vue

Remplit le vide et le plein diminue

Donne à l’esprit plus d’un bon trait.

Difficile de bouder un tel remède! Outre-Manche la soupe au vin devint si populaire qu’on donna son nom à une variété de pomme : «soup in wine». Chaucer note dans ses Contes de Canterbury que le «Country-Squire Franklin well loved by the morne a sop in wyn». On suppose que, fidèle à l’adage : «An apple a day keeps the doctor away», il ne manquait jamais d’en manger une par jour.

En France, la soupe au vin était très prisée des vaillants Chevaliers. On raconte que lorsque Du Guesclin alla se battre contre l’Anglais Guillaume de Blancbory, il mangea trois «suppes» au vin en l’honneur des trois personnes de la Trinité. Anciennement, les «suppes» (de l’italien «Zuppa») étaient des tranches épaisses de pain dur qui servaient d’assiette. D’où l’expression «trempé comme une soupe»!

Trois «suppes» imbibées de vin et rien d’autre, c’est aussi ce qu’avait pris Jeanne d’Arc le jour de son jugement.

L’usage du vin dans la «suppe» devait gagner l’Espagne. Saint-Simon rapporte dans son Tableau de la cour d’Espagne que Philippe V (le petit-fils de Louis XIV de fort gourmande mémoire) « mangeait de la soupe au vin à son souper et jamais rien d’autre ». Le fait qu’il ait régné pendant près d’un demi-siècle, confirme les bienfaits de cette habitude alimentaire! Mais je ne vous recommanderai pas la recette : «Son potage est un chaudeau fait avec plus de vin que d’eau, des jaunes d’œufs, du sucre, de la cannelle, du clou de girofle et de la muscade». Une des particularités de la cuisine de ce temps était l’abus des épices.  «Aimez-vous la muscade, on en met partout», dira Boileau dans son «Repas ridicule».

À titre de preuve des vertus inégalées du duo pan-vino, lisons cet extrait du Journal d’un bourgeois de Paris sous François 1e (retrouvé dans mes notes de lectures au temps lointain où j’entretenais le projet, resté en plan, d’écrire un essai sur les curiosités de la cuisine à travers les âges) :

Audict du 1519, en juillet, mourut subitement mademoiselle, femme de M. de la Vernade, l’un des maistres des requestes du roi. Elle fut ouverte et lui fut trouvé un ver en vie sur le cœur, qui lui avait percé le cœur. Et lors, fut mis sur le cœur du médridal pour le faire mourir, mais il n’en mourut point. Puis y fut mis du pain trempé en vin, dont incontinent ledict ver mourut. Par quoi il est expédient de prendre du pain et du vin au matin, au moins en temps dangereux de peur de prendre le ver.  (Éd. Paris Social, p.81)

On aimerait savoir si les Esculapes chargés de pratiquer l’autopsie de Louis XIV s’étaient pareillement servi de pain trempé dans du vin pour faire mourir le ver, de plus d’un mètre de long, qu’ils avaient trouvé dans les intestins de sa Majesté! Le grandgousier royal, défiant les conseils du corps médical et de la sapience populaire, avait négligé la soupe au vin pour manger sur le coup de minuit, un poulet entier ou un gigot ou des pieds de porc à la Sainte-Menehould dont il était si friand!  C’était son médianoche, selon le mot de la reine. Il lui fallait nourrir l’hôte qui logeait dans ses entrailles! La reine, en bonne Espagnole, se contentait pour sa part d’une tasse de chocolat bien chaud.

Mais revenons au petit coup de vin dans la soupe, pratique que l’on retrouve un peu partout en France. Au Béarn, c’est dans le succulent bouillon de la «garbure» que l’on ne manque pas d’en verser dans son assiette. Cela s’appelle faire «une goudale», car «Goudal plà adoubo / Tiro un escut de la pocho du médecin». Autrement dit : «Goudale bien faite supprime un écu de la poche du médecin».

Même usage dans les campagnes gasconnes. Dans ses mémoires, l’écrivain Joseph de Pesquidoux raconte qu’un soir, à la table d’un ami «la soupe arriva dans des soupières portées à deux mains, pain trempé dans du bouillon de poule. On y piocha et l’on but un coup de vin dans l’assiette chaude. Cela l’ouvre en le tonifiant l’appétit. » (Chez nous – Travaux et jeux rustiques, 1920)

Au pays Angevin, on trempe des lèches de pain bis dans une soupe sucrée, appelée la « bijane », ou encore «soupe à la pie» (une parente peut-être de la «soupe au perroquet de l’École de Salerne?!)

En Auvergne, c’est dans le bouillon de la « bréjaude » restant au fond de son écuelle qu’on fait « chabrot » ou « chabrol ».  Au Périgord aussi on fait « chabrot par souci d’économie parce qu’ «après la soupe un verre de vin ôte une visite au médecin ».

Un de mes amis périgourdins s’était amusé un jour à faire «  chabrot » dans le consommé de Kangourou, le « Rou Soup », traditionnellement servi à bord de la compagnie aérienne Qantas, à la stupéfaction des passagers!

L’usage du demi-verre de vin dans la soupe ou après la soupe est censé disposer l’estomac à tout ce qui doit suivre. En Bourgogne, on ne lésine pas sur le bon « piot ». Au diable l’avarice! On l’utilise à la place de l’eau dans la préparation de la soupe de légumes. Pour une bonne mesure, on compte un demi-litre de vin. La soupe est servie sur des tranches de pain grillé.

Multiples sont les bienfaits du vin ainsi que le rappelait Montaigne : « le vin redonne aux hommes la gaieté, et la jeunesse aux vieillards, adoucit et amollit les passions de l’âme comme le fer s’amollit par le feu ».

Lire également

Plaidoyer pour une enfance heureuse – de Chantale Proulx

Par: Christophe Degaule

Christophe Degaule s’entretient avec l’auteure Chantale Proulx Madame Chantal Proulx, pouvez-vous nous rappeler votre parcours littéraire et professionnel ? Je suis formée en psychologie clinique et jungienne, en philosophie et en sexologie. Bien que j’aie toujours écrit pour des fins personnelles et de loisirs, c’est par le biais de la recherche et de l’essai que je […]

L’expression du désir au féminin dans quatre romans québécois contemporains – par Catherine Dussault Frenette

Par: Marie Claire Akamendo Bita

À partir d’un corpus québécois contemporain, cet essai jette un regard critique sur les représentations du désir au féminin, révélant, au passage, la défaillance des discours dominants sur le désir et la sexualité des jeunes filles.   Marie Claire Akamendo Bita s’entretient avec Catherine Dussault Frenette Madame Catherine Dussault Frenette, présentez-vous pour les lecteurs de l’Alinéa. […]

Partager

Commenter