Montaigne, Blanche-Neige et nous (ou l’enseignement de la littérature au temps du numérique)

J’enseigne la littérature depuis 1991. À mes débuts, j’étais à peine plus âgé que mes étudiants et je partageais en grande partie leurs références et leurs habitudes culturelles, à une différence près : je lisais beaucoup plus qu’eux. Ce que je n’ai jamais cessé de faire. Les romans, les récits, les essais, les scènes de théâtre, les poèmes que je fréquente journellement, que je connais, dont je sais de grands bouts par cœur, font de ma vie un grand cyclorama de mots et d’images. Je me fonds, me fonde dans la littérature. J’ai maintenant l’âge des parents de mes étudiants… aussi bien dire que je suis un vieux professeur. J’ai vu passer les années, les modes, les ministres et les réformes; vu arriver les compétences transversales, Harry Potter, les médias sociaux et les téléphones multifonctions. Bien des choses ont changé, pourtant l’essentiel demeure et se résume à peu : « Mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine ». Montaigne avait raison. Plus de quatre siècles ont passé et ça reste vrai : il faut savoir reconnaître le beau, le bon, savoir distinguer l’utile du futile. Quand je vois mes étudiants penchés sur l’écran de leur téléphone pendant les pauses – ils sont de plus en plus nombreux à faire cela : rester assis, ne pas échanger avec leurs camarades de classe, ni sortir se dérouiller les jambes –, je pense à la belle-mère de Blanche-Neige. Quand le cours reprend, parfois je leur rappelle ce conte qu’ils connaissent depuis l’enfance… la marâtre scrute son reflet, inquiète : « Miroir, ô miroir, suis-je la plus belle? » Le miroir magique a changé d’allure, certes, mais le fond de l’affaire reste le même : l’on se mire désormais dans l’écran de son téléphone, projetant son image dans l’univers numérique, cherchant à coup de « j’aime » une validation de sa valeur propre. Psychanalyse de bottine? Peut-être. N’en reste pas moins que l’histoire de Blanche-Neige me sert de trait d’union commode pour établir dans l’esprit de mes étudiants un lien significatif entre la littérature et leur vie, notre vie. Cela illustre que la littérature parle de nous, du monde dans lequel nous vivons. Une fois leur écran-miroir mis de côté au profit du plaisir lent et exigeant de la lecture, mes étudiants comme Montaigne et tant d’autres avant eux se font une belle tête. Et nous nous retrouvons, sans âge ni limitation, réunis par la littérature même, en une dimension qui nous modèle et nous élève, car elle nous donne à penser et à discuter. Il suffit d’ouvrir le livre et d’oser prendre le temps de lire. Que ça, tout ça…

 

« Et nous nous retrouvons, sans âge ni limitation,

réunis par la littérature même,

en une dimension qui nous modèle et nous élève,

 car elle nous donne à penser et à discuter. »

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