Monsieur Daudet, par Jean-Blaise Bourque

1985

 

Il pleut chez nous et on sent de plus en plus l’orage qui approche. L’atmosphère pèse; l’air du temps a chaussé ses semelles de plomb.

 

J’entends des silences lourds. La tension monte. Une odeur de poudre à canon se dégage des gestes et des paroles. On sent la hargne, on sent la peur.

 

Ça va barder. Je le sais, j’ai l’habitude.

 

Je n’y peux rien. Je devrai juste subir et attendre que ça passe. Tout ça ne me regarde pas. C’est ce qu’il m’a dit.

 

Un éclair assassin traverse son regard, tranchant comme une lame trop bien affutée. Le tonnerre gronde, la foudre va bientôt s’abattre. C’est une question de quelques minutes.

 

Je me réfugie dans la chambre de tous mes rêves, et de mes cauchemars aussi. Dans le lieu de mes secrets les plus secrets, le refuge de mes non-dits et de mes silences qui voudraient hurler.

 

Mais je me tais.

 

J’introduis la cassette trouvée dans le vieux Walkman que j’ai acheté au marché aux puces pour quelques dollars et je branche les écouteurs. Comme chaque fois, une voix m’attend, une voix qui me transporte ailleurs dans ces moments-là.

 

Depuis son moulin, à mille lieues de la tempête qui fait rage chez nous, Monsieur Daudet m’emmène dans son monde. Il me raconte l’histoire d’une vaillante petite chèvre qui voulait voir le monde ou bien l’aventure d’un bon curé un peu trop gourmand, sur cette autre planète appelée Provence avec son mistral et le chant de ses cigales, un lieu figé dans le temps et surtout loin d’ici, où je m’enfuirai – ça c’est sûr! – dès que je le pourrai. Mais pour l’instant je dois rester, impuissant devant le malheur de l’être que j’aime le plus au monde, ma mère.

 

J’ai onze ans et j’ai honte.

 

Je voudrais être Superman ou mieux, Mommyman, et l’arracher aux griffes du monstre. J’ai honte et je sais que j’aurai honte demain, après et encore après, jusqu’à ma mort.

 

Mais je ne fais rien, ne dis rien. Je suis lâche. Face à lui, j’obtempère. J’exécute ses ordres et je comble ses moindres désirs parce que, au fond, moi aussi j’ai peur.

 

Demain, elle essaiera de me cacher, à moi qui devrais la défendre, les contrecoups de ma trahison. Elle ne m’en voudra pas, au contraire, elle continuera à me protéger de la colère démente de cet être odieux, de ce père que je voudrais pouvoir détester.

 

Peut-être qu’elle boitillera un peu et certains gestes lui seront probablement plus difficiles qu’à l’accoutumée. Elle aura l’air triste et le regard terne. Pourtant, fidèle à elle-même, elle s’efforcera de faire comme si tout allait bien, mais encore une fois tout sonnera faux.

 

Et moi, j’aurai honte.

 

Comme chaque fois, je ferai semblant et je ne dirai rien.

 

Mais un jour je laisserai Monsieur Daudet dans son moulin et j’affronterai moi aussi l’orage. Je deviendrai Superman ou encore mieux, Mommyman. C’est ça, Mommyman.

 

Et ce sera la dernière fois.

 

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