Pourquoi suis-je allée au bout du monde, aux confins de l’Afrique, à l’extrémité est du Japon, au sommet du Kilimandjaro, au coeur des Alpes, au Tibet, dans les souks du Magreb, du Moyen-Orient ? Pourquoi ? Que voulais-je découvrir, voir, comprendre avec mes voyages, mes lectures, mes visites dans les galeries et les musées ?
De retour dans ma ville d’adoption, située au sud du Québec, j’ai raconté aux miens, photos à l’appui, les pays tatoués par la guerre, la torture, le despotisme, l’abandon, la détresse, la peur, l’indignation, mais aussi les maisons visitées comme celles des Trois ours et de la Mère-Grand, lors de mes lectures enfantines. J’ai étalé mes nombreux carnets dans lesquels j’ai consigné billets de train, d’avion, de métro, mais encore mes découvertes, mes explorations et mes rencontres autant avec les tortues et les lièvres qu’avec les corbeaux et les renards des fables du fabuliste.
Les albums rouges entassés sur mes étagères résument mes principales lectures, depuis mon adolescence, en commençant par La Vingtième-Heure de Virgil Georghiu. J’y ai découvert, à travers les lignes et les mots, l’occupation, la haine, les trahisons, la délation, mais aussi des gouffres d’ignominie et de détresse sans fin vécus pendant la Deuxième guerre mondiale. Troublée par ces découvertes, je me suis réfugiée dans les musées. Même là, les tableaux et les sculptures qui ont traversé des siècles sanguinaires m’ont perturbée, sauf le sourire de la Jaconde, les cieux étoilés de Van Gogh, la danseuse enfant qui danse avec majesté, au milieu de l’espace, les oies de Riopelle qui accompagnent mes rêves et mes tourments et les collages lumineux de détresse de Basquiat. Pour échapper à l’effroi, c’est dans les livres, les revues et les journaux aux feuilles jaunies, écornées et trouées que j’ai trouvé, par intermittence, calme, espoir et liberté. Était-ce suffisant ? Sans doute pas, puisque la condition humaine est sans répit et m’habite en permanence.
Malgré les horreurs rencontrées, après de nombreuses années d’errance, ici et là, autant dans les livres que dans les voyages et les musées, j’aborde mes rives intérieures, en observant, du matin au soir, la sagesse des arbres, qui, au gré des saisons, me permet de relier les pointillés de ma vie, malgré l’incertitude des aubes.
À petites doses, je m’engouffre, en pensée, dans les interstices de l’histoire de la ville où j’habite. Il y a, ici et là, selon les parcours de mes promenades tant diurnes que nocturnes, des odeurs, des parfums, des coloris, des chants d’oiseaux qui donnent à ce territoire urbain sa vitalité, son dynamisme. S’y masquent les cicatrices du temps dont celles des hommes et des femmes exploités dans les usines de textile ou dans les riches familles, voire dans les divers chantiers, lors de la construction de barrages, d’écoles, de ponts, d’églises et de routes.
Selon la technique japonaise du kintsugi, je restaure ainsi des bouts d’histoire locale, à ma manière, sans cacher pour autant les cassures humaines qui ont fait éclater la fragilité des vies de tant d’hommes, de femmes et d’enfants venus de divers continents. Seules ou en famille, ces personnes immigrantes ont traversé mers et montagnes pour s’enraciner en terre nouvelle, tout en sachant que l’exil comporte son lot de vertiges, d’effroi, de douleurs et de souffrances dissimulées sous une armure de sourires polis. J’arpente et savoure, sans fin, des archipels humains de mémoires trouées qui se voisinent pour créer un espace physique en constante mutation. Dans ce lieu de rivières croisées, des rêves effilochés et ficelés s’envolent, alors que d’autres restent accrochés aux branches des feuillus, dans les cimetières, sur la place publique, dans les champs ou les fossés.
Dans la chaleur laiteuse de l’été ou la froidure de l’hiver, sans intervenir, j’assiste aux amours qui naissent au coin des rues, dans les cafés ou les salles de cours alors qu’une jeune population naît, chante, rit, joue, court, étudie, hume l’air du temps, revendique de meilleures conditions de vie, soutient de nouveaux projets porteurs d’espoir, élargit les solidarités égarées et donne de l’épaisseur aux chants de deuil et d’avenir.
Lors de mes déambulations, toutes saisons confondues, le temps d’une caresse ou d’un baiser volé, j’accueille la luminosité qui arrondit les ombres, écaille le temps et la violence assourdissante du monde, tout en soulignant, à larges traits, la beauté crevassée des rues. Je découvre, à petits pas ou à vélo, la mémoire des siècles, grâce aux habitations aux architectures datées, quelque fois balafrées, aux nombreux clochers qui criblent le ciel et gênent, de temps en temps, le vol des oiseaux.
Je n’oublie pas la venue des premières nations, ces géographes d’antan, qui ont marqué leur passage par des pétroglyphes, tout en nommant les lieux habités et sillonnés à pied, en raquettes ou en canot. Leur savoir-faire me nourrit, tout comme la visite des musées régionaux dont les oeuvres peintes, sculptées ou photographiées me happent autant par leur offre de beauté que de douleur avec les cadavres des femmes étranglées, violées et abandonnées, des villes incendiées, dynamitées, disparues, envahies par les eaux, les volcans, les tremblements de terre, les émeutes, les révolutions, les tsunamis, mais aussi les scènes du quotidien, composés de visages d’enfant, de mangeurs de pommes de terre et de mineurs. Dans ce bain de ville et de boisés, sorte de shinrin-yoku, je freine la banalité du jour et je jugule mes fuites grâce à la musique qui m’apaise et les documentaires qui me font découvrir des populations ignorées. Je m’enrichis aux franges de la petite et de la grande Histoire. Je vis de nouvelles aventures réelles ou imaginées par des voix narratives aux accents rugueux, aux rythmes saccadés, méconnus, situées aux confins d’univers interstellaires. Comme Gary, j’attends, au quotidien, l’aube et ses nouvelles promesses.
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