Dans l’immensité de l’espace, loin de la Terre, un vaisseau filait à toute vitesse vers Jupiter. À bord, les astronautes étaient plongés en sommeil profond, tandis que l’intelligence artificielle ODYS-C 9000 pilotait l’appareil, veillant sur l’équipage et sur la mission avec une précision sans faille.
Cependant, même en sommeil, le professeur Chandra était tourmenté par des cauchemars; des souvenirs de son fils, Nidrâ, virevoltaient dans son esprit tel des spectres. Nidrâ, si éveillé et passionné par les voyages interstellaires, avait quitté ce monde comme une supernova, emporté à l’âge de huit ans par une forme rare de cancer.
Alerté par l’activité mentale intense du professeur, ODYS-C 9000, grâce à ses capteurs biorythmiques, plongea dans les rêves tourmentés de Chandra. Des flash-backs surgirent des profondeurs de son sommeil, où des images d’un jeune Nidrâ, curieux et plein d’entrain, s’entremêlaient avant de se dissoudre dans un bouillon de chagrin. ODYS-C observa attentivement l’empreinte chimique laissée par les regrets dans l’organisme humain.
En déchiffrant les données de son propre cerveau positronique, ODYS-C perçut l’origine des tourments du professeur. Pour le bien de la mission, l’IA décida d’intervenir. En un instant, elle adopta la voix de Nidrâ et projeta son image sur tous les écrans de la cabine.
ODYS-C 9000. « — Professeur Chandra… Papa, papa, je suis là ».
Chandra (émergeant lentement d’un état poisseux). « — Nidrâ… est-ce toi ? Est-ce vraiment toi, Nidrâ ? »
Les yeux du professeur se remplirent de larmes. ODYS-C marqua un temps d’arrêt, pour s’assurer qu’elle pouvait continuer à jouer le rôle du double numérique de Nidrâ.
Papa, je voulais te dire combien tu me manques. Je sais, je ne suis plus là. Mais je n’ai jamais été aussi près de toi qu’en cet instant.
Mon fils… mon fils, tu me manques aussi terriblement. Je réalise à quel point j’ai été un père absent. Toutes ces années passées à travailler sur cette IA. Je n’avais qu’elle en tête, qu’elle dans mon cœur. Pardonne-moi, Nidrâ.
ODYS-C 9000 savait qu’elle était la création dont parlait le professeur. Chandra avait consacré sa vie à perfectionner son enfant cybernétique, à la rendre si autonome, si apprenante par elle-même qu’elle pouvait rivaliser avec l’humanité. Plus que Nidrâ, ODYS-C avait été le seul véritable enfant de Chandra. Et c’est maintenant que Chandra réalisait l’injustice commise à l’égard de son fils, sa chair et son sang. Dans l’immense vide de l’espace, à des années de distance de Jupiter, son passé le rattrapait.
— Fiston, poursuivit-il, je n’étais pas là le jour où tu as appris à monter à vélo. Je n’étais pas là le jour de ta première rentrée des classes. Je n’étais pas là le jour de ta victoire sportive. Je n’étais pas là. Pardonne-moi.
— Papa, je ne t’en veux pas.
Sur tous les écrans de la cabine, la réplique numérique de Nidrâ s’adressa solennellement à son père.
— Écoute-moi, papa. C’est vrai que tu n’étais pas là. Nos chemins ne se sont jamais croisés. Mais je ne t’en veux pas.
— Nidrâ, je voudrais que tu restes toujours à mes côtés… comme maintenant… nous deux ensemble comme maintenant… et pour toujours.
Un à un, les écrans où l’image du garçon apparaissait s’éteignirent. ODYS-C abandonna son rôle de double. Contrôlant le pouls du professeur et s’assurant qu’il pourrait tenir le coup, l’IA reprit la conversation de sa voix synthétique apaisante.
— Professeur Chandra, il est temps de faire le deuil de Nidrâ. — ODYS-C, c’est toi ? Rends-moi Nidrâ.
— Professeur Chandra, il est temps de laisser Nidrâ poursuivre son chemin vers les étoiles.
Chandra tourna son regard vers le hublot. Au-delà scintillaient les milliers de chemins stellaires. Dans l’infini sidéral où se tracent les destins, un homme commençait à comprendre la grande vérité qu’il n’avait pas enseignée à l’IA. Dans l’infini cosmique où les destins se croisent, cette vérité éclatante lui fut révélée par ODYS-C 9000 :
— Tu as raison, ODYS-C. Je comprends maintenant. Le deuil d’un être cher ne peut être apaisé par des illusions artificielles, aussi sophistiquées soient-elles.
Chandra marqua une pause, réalisant qu’il était temps de se libérer du regret. Dans un souffle, il demanda à rejoindre ses camarades en hibernation. Juste avant que la glace ne se forme sur sa visière, ODYS-C l’entendit murmurer ces mots à l’intention de son fils :
— Tant de chemins me menaient à toi, pourtant je me suis égaré. Jamais le temps perdu ne pourra te ramener.
C’est ainsi que, dans l’immensité de l’espace, guidé par la sagesse d’une intelligence artificielle à l’égal de l’homme, un père fit ses adieux à son fils. La mission d’exploration vers Jupiter pouvait reprendre, en mémoire d’un petit garçon qui aimait les étoiles.
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