Dans mon village d’enfance, il y avait de nombreux chemins : ceux qui conduisaient à l’école, d’autres au magasin général ou à l’église. J’en ai emprunté plusieurs : des étroits, des larges, des sombres, des lumineux. L’un d’eux, assez tortueux, voire dangereux, débouchait chez le boucher, un autre, un plat, vers le cinéma. Mais parmi tous les chemins qui ceinturaient le village, il y en a un qui je n’ai jamais emprunté.
C’est celui qui conduisait à la Rivière rouge, aux plages dorées, reconnue pour ses eaux violentes, dangereuses, dues à ses larges remous. Elle serpentait et gonflait au printemps, inondant les caveaux encore gorgés de légumes racines. Malgré les avertissements répétés, chaque année, l’été venu, des jeunes insouciants s’y aventuraient et sombraient dans ses eaux tumultueuses, au grand désespoir des parents et des autorités municipales.
Un jour, seule, les classes terminées, j’ai osé m’aventurer en vélo dans un de ces chemins boueux connus des chasseurs et des vauriens, situé à l’orée d’un bois. À mon arrivée, dans cet antre mystérieux, j’ai aperçu des détritus et des douilles, mais aussi des vêtements de chasseurs souillés de sang entassés et déposés près d’un bosquet, ainsi que des carcasses d’animaux fraîchement abattus. Tremblante, effrayée, j’ai fait marche arrière, au son de tirs de carabines, entendus à proximité. Essoufflée, en pleurs, pédalant frénétiquement, je suis rentrée chez moi, et je me suis cachée sous mon lit, craignant d’être démasquée par un des tireurs dont la présence me semblait si près.
Plus tard, adolescente, j’ai sillonné les chemins du cimetière Mont-Royal, à la recherche de solidarité égarée, d’amours enfouies. Adulte, j’ai fui les chemins éloignés de la route, et j’ai refusé d’emprunter des chemins célèbres comme celui de Compostelle, de crainte d’y faire de malheureuses rencontres. Pourtant, lorsque dernièrement, j’ai aperçu les pèlerins traverser les vignobles du nord de l’Espagne, ces chemins-là, balisés par des années de circulation humaine, m’ont, malgré mes peurs anciennes, attirée.
Plus je fore les strates de ma mémoire embuée, plus j’aperçois les chemins contournés de mon enfance criblés de décès, de violence assourdissante et de tristesse. Depuis un an, sur des chemins noircis par le sang, en Ukraine, des soldats mutilés, éventrés sont découverts et jetés dans des fosses communes, faute de pouvoir les identifier. Je suis leur parcours mortel, marquée par le temps qui s’écaille dans la violence assourdissante du monde.
En somme, les derniers chemins que je n’ai ni empruntés ni suivis sont tapissés de mots, de phrases et de rythmes qui attisent la vie et son inéluctable fin, la mort, la mienne.
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