Le gym aux sentiers qui bifurquent, par Antonin Marquis

Anto 2 ressemble à Anto 1 – forcément.

Anto 1 s’est toujours dit qu’il ne regrettait pas grandchose, dans sa vie; pas qu’elle soit parfaite – loin de là – mais il ne se considérait pas de nature nostalgique, tournée vers le passé ou vers l’incommensurabilité des remises en question. Cela dit, depuis quelques années, peut-être en raison d’une subtile mue de sa psyché au détour de la trentaine, Anto 1 s’est souvent demandé à quoi aurait ressemblé sa vingtaine s’il avait pris le soccer plus au sérieux. De là est né Anto 2. Il fallait qu’Anto 1 vive un peu, vieillisse, expérimente, pour qu’Anto 2 se construise à rebours, né de la navrante curiosité de ce qui aurait pu être. Anto 1, dont les tempes commençaient à grisonner, sondait son passé et s’imaginait autre chose, créant ainsi, au fil du temps, Anto 2, dont la biographie se précisait au point d’offrir à Anto 1 une vie parallèle, aussi réelle (enfin, possible) que la sienne. Avec les années, les contours de la vie d’Anto 2 ont gagné en définition, se sont précisés pour saillir de la trame floue des événements et contester son monopole à la réalité.

Difficile de dire à quel moment leurs histoires bifurquent; est-ce au secondaire, au cégep, à l’université ? Dans la trentaine, c’était devenu évident; c’est le moment où les choix de chacun, faits la plupart du temps dans l’insouciance et, surtout, l’imprévisibilité, acquièrent un aspect de nécessité, se solidifient pour faire partie prenante de l’identité de l’individu qui se les approprie à rebours. On dira « Anto 1 est prof de littéra – ture », ou « Anto 2 est entraîneur personnel », et ce sera suffisant pour qu’on les imagine tout de suite, le premier avec des lunettes rondes et un veston patché, le second avec un survêtement de sport et un chronomètre au cou.

Anto 1 affirme que c’est au cégep que s’est cristallisé son goût d’étudier la littérature, tandis qu’Anto 2 remonte un peu plus loin, probablement à l’adolescence, pour trouver le moment qui l’aura engagé dans la route qui le mène où il est aujourd’hui : l’inauguration du nouveau gym du Séminaire de Sherbrooke, quelque part en 2003. Contrairement à Anto 1, qui n’avait jamais même envisagé la possibilité de s’entraîner dans ses temps libres, le soccer AAA prenant déjà trop de place dans sa vie, Anto 2, encouragé par son coach et par quelques coéquipiers ambitieux, avait rapidement entrepris de faire gonfler les muscles de son corps d’ado de 14 ans. À cette époque, la pratique du soccer donnait du sens à sa vie et remplissait son horaire, hiver comme été.

En fait, les vies d’Anto 1 et 2 étaient, jusqu’à ce moment, indiscernables. On pourrait même dire qu’il n’y avait pas de Anto 1 ou 2, mais un seul Anto, qui renfermait en lui les deux possibilités, ainsi qu’une multitude d’autres dont les germes n’ont pas porté fruit – du moins, pas encore. On pourrait considérer que la scission entre les deux Anto qui nous intéressent s’était produite, subtilement mais définitivement, entre deux répétitions de leg press. Quant aux raisons de cette étrange mitose, elles restent floues, car peu importe à quel point on remonte dans le passé du Anto initial, on se butera au fait que deux états différents ont été engendrés par des circonstances identiques. Par exemple, on pourrait dire « Anto 1 se sentait fatigué ce jour-là et, pour cette raison, il n’a pas voulu étren – ner le gym. » Mais Anto 2 était aussi fatigué qu’Anto 1; seulement, ça ne l’a pas empêché de rester à l’école après les cours. Ainsi, on peut remarquer le moment où leurs existences divergent (il s’agit là d’un bête constat du genre « le ciel est bleu »), mais les causes de cette infime distinction sont aussi occultes que celles du big-bang. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il y avait un Anto, puis deux.

Mais peut-être que tout ça est trop simpliste. Anto   1 et Anto 2 ne sont pas les seuls Antos. Il faudrait imaginer des variations plus subtiles et multiplier les possibilités en ajoutant des décimales. Ainsi, Anto  1.1 serait l’auteur de Les cigales et La diversité des tactiques, Anto 1.2 serait l’auteur du premier mais pas du second; Anto 1.3 aurait plutôt écrit le second mais pas le premier – mais comment serait-ce possible ? Sans écrire le premier, comment Anto 1.3 aurait-il pu écrire le même roman qu’Anto 1.1 ? Il en aurait écrit un autre, peut-être, qu’Anto 1.1 ne peut même pas imaginer.

Et pourquoi toutes ces ramifications ne commenceraient-elles que vers 15 ans ? Toutes les variations d’Anto 1 n’étaient-elles que des fantômes hantant les possibilités non réalisées d’une existence tristement unique ? À la fin de sa vie, Anto 1 regarderait-il derrière lui pour voir toutes ces vies esquissées, avortées, ou s’évanouiraient-elles comme Eurydice devant Orphée ? Anto 2 savait-il qu’il n’était qu’une projection, si précise et détaillée soit-elle, qu’une ombre animée par Anto 1 ?

Quelque chose agace Anto 1. Alors qu’il assiste au cours de karaté de son neveu, assis sur un banc de gymnase partagé avec d’autres parents en pieds de bas, une impression désagréable se glisse dans son esprit, agaçante comme une mouche qu’on ne voit pas. Cherchant la source de cet inconfort, il retourne ses pensées, les soulève à la recherche de quelque forme de vie rampante et cachée à sa conscience. Puis, soudain, il met le doigt dessus.

Un souvenir rejaillit dans sa mémoire – quoiqu’il n’ait pas l’impression qu’il lui appartient. Il revoit tout à coup son père, dans le salon, lui demandant (il devait avoir 8 ou 9 ans) s’il voulait jouer au soccer ou s’inscrire au karaté. Ce choix avait quelque chose d’étrange, d’artificiel, de facile, comme un chapitre qui sonne faux dans un roman jusque-là efficace. Quelque chose n’allait pas : ce choix était beaucoup trop clair, trop tranché, entre deux options que rien n’opposait réellement. Quand il se penche sur sa vie, Anto 1 ne se rappelle aucun choix de ce type (A ou B), car la vie n’a pas le caractère binaire des expériences du tramway ou du jeu Would you rather. Rarement est-on forcé par le destin à choisir, comme Agamemnon, entre la vie de sa fille et l’honneur de son peuple, ou comme Créon, entre les liens familiaux et les lois de la Cité. Le dilemme tragique du choix impossible ne se produit que dans les récits – jamais dans les vies réelles, dont la granularité masque les causes et les conséquences du moindre incident.

Et c’est là qu’il comprend que son nom n’est probablement pas Anto 1.

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