Le blues des ponts

Des ponts, il n’y en a plus. Du moins, il y en a de moins en moins. Les ponts qui existent encore ne sont que des simulacres, des fantômes de ponts, des structures en béton qui sombrent dans la grisaille. Je parle des ponts entre les gens de vues divergentes, entre les riches et les pauvres, entre les gens de race ou de nationalité différente, entre les vieux et les jeunes, entre les gens qui n’ont pas vécu les mêmes choses. Personne n’a vécu la même chose qu’un autre ou du moins pas de la même manière.
Tant d’eau a coulé sous les ponts. De l’eau, il n’y en a plus. Du moins, il y en a de moins en moins. Les ponts surplombent des abîmes. Parfois, il y en a trop, de l’eau, et les ponts s’effondrent. Les ponts ne sont pas à leur première contradiction. Le soleil est bleu comme une terre brûlée. Sur les parois des ponts, ses rayons déclinants forment un miroitement glauque.
Les ponts s’illuminent un instant et puis s’éteignent. Que faire ? Les écureuils continuent à sauter d’une branche à l’autre. Ils courent à la queue leu leu le long des clôtures. Leur vie est un viaduc sans fin. Nous parlons de faire le pont quand il s’agit de rallonger le plaisir, d’échapper au travail. L’édification des ponts n’est jamais spontanée, peu importe les calculs des ingénieurs. Des ingénieurs de ponts, il n’y en a plus, du moins il y en a de moins en moins.
Les cormorans traversent les fleuves, les baleines échouent sur les rivages. A l’ombre des ponts, les adieux chuchotent et filent sur le dos des longues files de fourmis sur la plage.
Les ponts, c’est ce que l’on fait sauter d’abord quand l’ennemi avance sur nous. On rompt les ponts pour empêcher les wagons interminables d’armements d’arriver à destination. Sur le pont du navire le capitaine salue la lune les marées, les eaux noires scintillent. Tout n’est qu’illusion. Au-delà des vagues l’esprit se laisse emporter. Sous les ponts les pontifes pontifient et les coqs couvent les œufs en attendant d’apprendre la ponte. Parfois un changement de genre change tout.
Prenez, une petite pomme fera l’affaire, vous permettra de faire le pont jusqu’au prochain repas. Toute ratatouillée ou juteuse, c’est pareil. Sucrer le temps qui passe. Les ponts sont partout comme ces liens qu’on casse. Je n’aime pas les ponts de glace. Les ponts de glace, il n’y en a plus, ou du moins de moins en moins. Je n’aime pas non plus les nouvelles architectures, les arches surfaites, les
cordons effilés, la vibration sinistre des haubans les jours de tempête, les tabliers décoratifs, les chaussées défaites, leurs nids de poule et leurs ventres de bœuf.
Les ponts sont les miroirs de nos âmes, dit-on. Ils peuvent évoquer les splendeurs d’antan ou se dissiper sur la morne plaine d’aujourd’hui. Nous aimons les ponts, nous détestons les ponts. Les ponts, c’est tout ce qui reste de nos pas curieux, de nos cris furieux, de nos regards courroucés, de nos espoirs attendrissants. Patrimoine de l’humanité, triste monnaie d’échange, les ponts s’écrivent d’une arche à l’autre, une arche à la fois, autant de lignes noires dans un ciel opaque.
Les ponts c’est fatigant. On quitte le sol ferme, on se lance dans les airs. Seuls les acrobates et les gymnastes retombent sur leurs pieds, et parfois même eux ratent leur coup. Le vertige n’attend que le vertigineux. Le jeu n’en vaut pas la chandelle, ni les ponts leurs pompes. Nos histoires sont peuplées de ponts ensanglantés. Les heures de gloire sont révolues. Un papillon orange est passé
devant un pilier invisible.
Il y avait une fois des ponts comme des cornets de glace les soirs d’été ou des baisers doux sous les érabliers à la pointe de l’aube. Les ponts s’enjambaient à pied, tremblaient sous les trains. Ils étaient là devant nous et puis roulaient leurs bosses et leurs fissures. Ils ne se construisaient pas en un jour ni à Rome ni ailleurs.
Un troupeau de vaches ou de brebis sur le pont de nos rêves, cela nous faisait du bien, comme le chant du merle ou le délicat frétillement d’un poisson rouge. Parfois les ponts étaient couverts comme les mots. Quand il manquait un bardeau le toit coulait et par la lucarne improvisée apparaissait une trouée bleue dans le ciel aussi grosse qu’une lune accroupie. On ne savait jamais où les ponts se cachaient, ni comment les retrouver.

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