Dans ma vie, j’en ai traversé des ponts. Des ponts célèbres,
d’autres moins, des ponts aux stupéfiantes prouesses
d’ingénierie, d’autres véritables icônes culturelles.
Chacun évoque un souvenir, une émotion.
Mille fois filmé, le mythique Golden Gate, le roi des ponts,
m’a éblouie. Il est si beau le soir, au coucher du soleil
qui accentue sa couleur orangée. Le parcourir pour la
première fois confère un sentiment d’irréel, l’impression
de vivre un rêve, celle d’être sur le toit du monde.
J’ai connu le Pont Maria Pia construit par Gustave Eiffel.
Il enjambe le Douro à Porto. Je l’ai traversé à pied sous un
soleil de plomb, mon sac rempli de mignonnettes de vin
de Porto que les caves à vins offraient aux touristes pour
promouvoir leurs produits.
Les multiples ponts de Venise ont tous un charme
indéniable. Le plus connu et le plus touristique est le
Pont des Soupirs sous lequel, il faudrait, paraît-il, passer
en gondole et s’embrasser pour assurer la pérennité de
sa liaison amoureuse. Les soupirs qui donnent son nom
à ce pont ne sont pas ceux des amoureux, mais ceux
des prisonniers qui le traversaient. Entièrement fermé,
il reliait les anciennes geôles au Palais des Doges qui
abritait des cellules d’interrogatoire, un euphémisme
pour désigner les salles de torture.
Le plus beau des ponts vénitiens est sans doute Le Rialto
comportant une seule arche. Il est l’un des rares ponts
bâtis contemporains comme le Ponte Vecchio à Florence.
De chaque côté des boutiques et au centre une allée
piétonne. Quel régal pour les touristes de flâner au milieu
de la galerie marchande !
Oh! Bien sûr, j’aime aussi les ponts parisiens. Je les ai
beaucoup arpentés, mais j’ai aussi beaucoup marché en
dessous en longeant la Seine. J’ai adoré le Pont Neuf quand
il a été couvert de fleurs par Kenzo. Ce pont en dépit de
son nom n’est pas neuf du tout, il est le plus vieux de la
capitale. Le Pont Alexandre III, du nom du tzar de Russie,
est sans doute le plus grandiose des ponts parisiens.
Inauguré lors de l’Exposition universelle de 1900, il
symbolise l’amitié franco-russe. Quant au Pont de l’Alma,
son Zouave sert d’indicateur des crues de la Seine. Les
Parisiens le scrutent avec attention. De nos jours encore,
on se souvient de l’inondation de 1910, quand le Zouave
avait de l’eau jusqu’au cou. Comment évoquer les ponts
de Paris sans mentionner le Pont des Arts ou plutôt cette
passerelle pour piétons qui relie le Louvre à l’Institut de
France ? Il a été surnommé le pont de l’Amour en raison
des centaines de milliers de cadenas que les amoureux du
monde entier plaçaient sur les rambardes grillagées afin
de laisser une trace de leur amour. Hélas, en 2015, une
section du pont s’est effondrée sous le poids des cadenas.
Aujourd’hui des panneaux de verre servent de garde-fou.
Mon pont préféré, le pont de mon cœur, est le moins
spectaculaire et le plus ancien de tous. Il n’apparaît que
peu dans les films. Pourtant, pour moi, ce fut le coup
de foudre dès l’instant où j’y ai posé le pied. D’après la
légende: son origine, est divine. Dieu aurait commandé
à Bénézet, un jeune pâtre provençal, de construire un
pont à un endroit bien précis. Bien sûr, on ne voulut pas
le croire. On le prit pour un « fada ». L’évêque, pour le
mettre au défi et prouver qu’il avait été mandaté par le
Tout-Puissant, l’enjoint de soulever un énorme bloc de
pierre et de le jeter dans le fleuve. Le petit pâtre sous le
regard ébahi des spectateurs souleva le bloc de pierre et
le jeta à l’eau. On ne peut s’empêcher de le comparer à
Arthur qui a été le seul capable d’extraire l’épée Excalibur
d’un rocher.
Le pont fut construit en 1177, en un temps record, grâce à
l’intervention divine, toujours selon la légende. À l’origine,
sa forme était courbe, il possédait 22 arches magnifiques.
Il constituait une prouesse technique pour l’époque. De
nos jours, il ne lui reste que quatre arches, les autres ont
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été arrachées par les crues, endommagées par les troncs
d’arbres charriés par le fleuve impétueux. Reconstruites
les arches, encore détruites, encore reconstruites, encore
détruites et encore et encore… Brave pont amputé, battu
par la nature, comme certains sont battus par la vie !
Inutilisable, il ne relie même plus l’autre rive. Véritable
exemple de résilience, il a résisté au temps, aux crues, aux
guerres. Il constitue un témoignage.
Pour moi, ce pont, plus que tout autre, symbolise notre
existence. Rien n’est jamais acquis. Tout est parfois à
recommencer. On voudrait atteindre une autre rive,
aspirer à une autre destinée et la vie dresse des obstacles.
On reste sur un côté du rivage sans pouvoir s’échapper et
l’on se résigne à en prendre son parti, ou pas. Impossible
de rebrousser chemin. Accepter son destin comme ces
immigrants venus de France et coupés de leur pays en
1763, un pont rompu par les guerres, les mauvais traités
et les turpitudes de l’Histoire. Après tout, l’existence
n’est-elle pas constituée d’une série de deuils et de
renoncements ?
On aurait pu le détruire le pont de mon cœur, puisqu’il
ne jouait plus son rôle, mais sa fragilité, son histoire l’ont
protégé, l’ont fait aimer. Classé au Patrimoine mondial de
l’Humanité, on lui rend visite de partout. Et surtout, on le
chante. Car sur mon pont chéri : « on y danse, on y danse
tous en rond … » Dessus, dessous, qu’importe.
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