« S’affranchir, c’est se libérer de la tyrannie de la jeunesse. »
C’est ce que la psy m’a donné comme devoir : réfléchir
à comment m’en affranchir et à comment elle
m’emprisonne. Elle m’a dit que la jeunesse sabotait
parfois la vie d’adulte, qu’elle nous faisait stagner alors
que nous sommes censés bâtir au ciment de nos erreurs.
L’adolescence empêche parfois l’homme de naître. Vouloir
rester jeune est, selon elle, une fuite.
Elle m’a ensuite parlé de Peter Pan et de Neverland.
J’avoue qu’à la pensée d’un monde où tout est à portée de
souhait, où le corps défie la gravité et l’entropie, je souris.
Elle dit qu’à mon âge on devrait cesser de rêvasser sa vie,
elle dit qu’à trente ans on devrait arrêter de rêver à flotter.
Serait temps de penser à s’élever. D’abord marcher, puis
grimper.
« S’agit de trouver la bonne échelle », a-t-elle ajouté.
Toutefois j’ai déjà tant saboté. J’ai brisé mille ponts et
brûlé autant de sentiers. J’ai construit ma vie avec des
cartes, rien de cimenté…
On peut reconstruire n’importe quel château de cartes.
Elle me réplique ça avec le sourire, un sourire de ça va
bien aller.
Silencieux, le regard dans les méandres de sa tapisserie
digne des revues déco, je ramassais mes cartes en cogitant.
Avalé par le divan, le genou cadençant mes pensées
effrénées, je démontais et remontais mes forteresses
fragiles, scrutant mon passé en quête des trèfles de ma
chance, et des pics de mes Titanic.
Je n’ai plus trop envie de recommencer depuis que j’ai
croisé la dame sans cœur et épuisé tous mes jokers,
pensais-je à voix haute.
Elle a terminé en affirmant que c’était une nouvelle partie.
Tout est possible.
Facile à dire, mais moi, j’ai toute une vie à rebâtir.
Dans le bus, je répète notre conversation en sourdine.
Je rumine, le regard dans le vide, la bouche entre deux
mots. Mes lèvres murmurent mes songes, mon esprit
vagabonde…
« Rien n’est coulé dans le béton. »
« Tu dois accepter de vieillir. »
« L’adulte en toi veut naître… »
La boucle semble infinie. Mes pieds s’enracinent.
Un détour chez Blanche Neige et les sept mains s’impose.
Je sonne l’arrêt.
Blanche Neige m’accueille mains ouvertes, m’invite à
m’asseoir.
À peine suis-je assis dans son sofa qu’il commente mon
air agité. Ce à quoi je réponds que j’angoisse, je résume le
tout en disant :
— J’brasse les cartes, disons…
Il agrippe un sachet de la main droite et me balance sa
prescription avec la facture.
50$
Je lui fais signe que j’ai les poches vides, à peine un 20$.
De sa gauche, il tâte son carnet, trouve mon nom parmi la
panoplie.
Ma dette ne s’est pas envolée avec le temps. Parfois je me
dis que je devrais payer mon pusher plutôt que ma psy.
Il se penche sur sa coke et aspire un bon coup, question
de se faire aller les méninges. Ta montre ! pointe-t-il de
sa main droite. Tu me la donnes et je raye ta dette. Deal ?
J’hésite, cependant j’ai besoin de me requinquer. Je me
sens lourd à force de penser. Mais je finis par accepter le
deal… anyway, j’suis jamais à l’heure.
Maintenant, c’est vrai, je n’ai plus de joker.
Il me serre la main avec sa poignée d’homme d’affaires
et prend ma montre de la gauche. Réjoui, il désigne du
regard son stash perso et m’invite à l’essayer. Après la
thérapie, le traitement.
BOOOYA! J’avais besoin de magie ! Requinqué, le bout
du nez blanchi, je pars les pieds légers, enfin libéré de la
petite voix flegmatique de ma psy, la démarche accélérée
au carré, une seule pensée en tête : rebâtir mon château !
De retour chez moi, je cogite dans ma solitude bordélique.
Comment m’affranchir ?
Quelles sont mes chaînes ? Par où commencer ?
Je fais les cent pas en déplaçant mon bordel : de la vaisselle
empilée aux factures oubliées.
Brasser les cartes creuse l’appétit.
J’ai faim, toutefois je n’ai rien à me mettre sous la dent.
J’imagine un festin impossible. Mon ventre se plaint.
Voilà par où commencer ! Mettre du pain sur la table !
Je replonge le doigt dans le sachet, je revisite mes rêves
d’enfants : d’astronaute à policier.
Puis, décidé à arrêter de rêvasser, je saute sur les sites
d’emplois. Je passe en revue la liste de ce que je pourrais
devenir : mécanicien, commis de fruits, concierge de nuit,
opérateur de machinerie et journalier, sans pouvoir leur
donner mon visage au quotidien.
Je survole les annonces sans cliquer.
Je me cherche sans me trouver.
Et même si je trouvais, je vole d’un job à l’autre depuis
que j’ai l’âge de travailler. Qu’est-ce qu’on a de mieux à me
proposer ? Sans diplôme, faut pas se leurrer…
Et encore, si je trouvais, malgré toutes les promesses de
mon fournisseur Internet, tous les sourires et toutes les
poignées de mains à la fin des entrevues, rien n’est assez
rapide. S’agit pas de terrasser le capitaine Crochet pour
prendre ses trésors.
Demain, je serai encore sans emploi, sans bijoux, sans
pièces d’or et j’aurai toujours faim.
Je ne pourrai pas affronter mon portrait grisonnant, la
défaite dans mon regard, mon ventre creux encore une
fois. J’veux pas aller perdre la face dans une banque
alimentaire. Demain me donne le vertige. Aucun moyen
de le changer.
J’abandonne, j’ai pus d’espoir, demain sera noir. J’écris
une note : « Imaginez-moi heureux à Neverland. »
À défaut de trouver une échelle où monter, je grimpe sur
ma chaise.
À défaut de dénouer mes problèmes, je noue une corde à
mon cou et je saute.
Prêt à flotter.
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