Pour un oui, pour un non

Petite, lorsque je refusais d’aller dormir, une de mes
gardiennes me menaçait de la venue du Bonhomme sept
heures. Au lieu de courir me coucher, je courais à la fenêtre
pour le voir arriver. C’est de là, je pense, que je suis devenue
sceptique, pour ne pas dire « Thomas ». Je crois qu’une
explication rationnelle existe pour tout. Pourtant, en 2010,
en Haïti, j’ai appris, par la force des événements et des
circonstances, que tout n’est pas toujours tangible. Un oui
ou un non peut changer le cours de la vie et la perspective
avec laquelle on l’aborde.
À l’automne 2009, je me suis engagée à remplacer
bénévolement une Haïtienne venue étudier au Québec :
sœur Denise, de la communauté des Sœurs Missionnaires
du Christ-Roi. Son poste se trouve à l’hôpital Cardinal-Léger
de Sigueneau, à environ quarante minutes de Port-au-Prince.
Avec une autre bénévole, je suis logée chez les religieuses,
au deuxième étage de l’entrepôt du matériel médical. La
diversité de ma tâche me plait bien. Entre autres, je dois
répartir les caisses reçues du Canada par conteneur, dont
plusieurs sont destinées à l’école de sœur Esta, voisine de
l’hôpital Cardinal-Léger. Haïtienne, sœur Esta est jeune et
dynamique, et rapidement nous créons des liens.
Marina, une dame amie des religieuses, rencontrée
quelques fois lors de festivités, m’est très sympathique. Elle
me confie que ses deux filles vivent à Longueuil. Elle vient
de recevoir son permis de résidence pour le Canada, mais
elle attend la décision de son mari avant de partir pour le
Québec. Elle ne pratique plus la médecine, mais lui hésite à
quitter sa pratique en Haïti, car au Québec, il ne pourra plus
exercer.
Au cours de la première semaine de janvier, la supérieure,
sœur Marie-Élixane, me convoque pour me proposer d’aller
à Pont-de-l’Estère afin de donner un coup de main. Je me
sens bien à Sigueneau et j’aime mon travail, mais je dis oui.
Le départ est fixé au dimanche suivant. Le samedi, je me
rends à Port-au-Prince, car le lendemain sœur Louise, la
responsable à Pont-de-l’Estère, vient m’y rencontrer pour
me ramener avec elle.
Le mardi 12 janvier, à seize heures cinquante-trois, la
terre a tremblé en Haïti. Pont-de-l’Estère se situe à plus de
2 heures de route de Port-au-Prince, épicentre du séisme.
À cette heure-là, je travaille sur le patio, derrière la maison.
La biquette, attachée à quelques mètres de moi, me fait
sursauter par un cri alarmant quelques minutes — ou était
ce quelques secondes — avant que je ressente le premier
frémissement du sol. Elle avait perçu la vibration bien avant
moi !
Les deux personnes occupées à l’intérieur de la résidence
sortent en vitesse et viennent me rejoindre dehors. Pendant
45 secondes, qui nous paraissent comme autant de minutes,
nous sommes secouées : grondement sourd, bruit des portes
métalliques qui battent, impression que la terre va s’ouvrir
sous nos pieds. Je suis catatonique. Puis, c’est le silence. Nos
regards se croisent — soulagement, aucun dégât autour de
nous.
Toutes communications coupées, aucune façon de savoir
si les nôtres, tant à Port-au-Prince qu’à Sigueneau, sont
saines et sauves, et aucun moyen de prévenir nos familles
au Québec. Au moment où l’information commence à nous
parvenir, j’apprends que sœur Esta, à Sigueneau, est restée
sous les décombres de son école avec ses élèves. Et Marina,
sortie ce jour-là pour se rendre à une réunion où elle n’est
jamais arrivée, on ne l’a jamais retrouvée.
Puis me parviennent des photos. À Sigueneau où je
logeais, l’édifice complètement écrasé et le mur extérieur
en pièces au sol laissent voir ma chambre où une énorme
poutre en ciment repose sur le lit. Le mur de la cuisine
recouvre la salle de bain où normalement, à cette heure-là, je
me douche avant le souper. Au mieux, je serais morte, et au
pire, j’aurais été écrabouillée. Dans le couvent, une religieuse
a dégringolé du 2e étage dans son bain; une seule vertèbre
cassée. Au rez-de-chaussée, avant d’atteindre la sortie, une
autre s’en est tirée avec une blessure à la tête lorsqu’une
section du plafond s’est efffondrée.
Pendant un moment, plusieurs répliques, plus légères,
mais bien senties, nous font tressaillir. La nuit, je me réveille
souvent avec la sensation que mon lit tremble, et ce, même
de retour ici chez moi. Pendant plusieurs mois, une question
me tourmente : pourquoi, à peine deux jours avant le séisme,
m’a-t-on demandé de partir pour Pont-de-l’Estère ?
Si j’ai été épargnée dans cette catastrophe, j’ai peut
être une mission particulière à remplir, un cheminement
à accomplir, encore un pont à traverser. Le contexte revêt
une part de mystère, une force du destin. Peut-être que
l’ange gardien de mon enfance existe vraiment ! J’en arrive
f
inalement à la conclusion que, dans la mesure du bon sens,
chaque fois que se présente une ouverture, une occasion de
changement, oui, je veux bien y croire et foncer.

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