Les chemins invisibles

Pont : Ouvrage servant à franchir une
dépression du sol, un obstacle, un cours d’eau.1
Mon téléphone se met à sonner entre deux pages de
Camus. C’est à propos de maman. Un hôpital, un accident,
peu importe : je ne finis pas ma lecture.
C’est un éboulement de terrain. Saguenay 1996 revisité.
Mes projets se perdent dans les rapides du courant. J’ai
peur pour mon futur, j’ai peur pour elle, j’ai peur pour
tout le monde en même temps. Mes certitudes partent
par morceaux dans le flux de nouvelles. Comment est-ce
qu’elle va ? Puis-je lui parler ? Et toujours cette distance
qui m’empêche de la voir. Obstruction de la route.
Chemins barrés.
Seule à Sherbrooke sans permis de conduire. J’entends
des craquements au loin. Un pont suspendu apparaît. La
première planche à laquelle je m’appuie, c’est ma coloc.
***
« Hey ! Je descends à Montréal demain, veux-tu que je
t’amène quelque part ? »
Je veux te payer le gaz, tu n’acceptes que la gomme. Toutes
les deux dans ton auto, nous écoutons des podcasts. En
temps normal, c’est pour visiter mon copain que je voyage
avec toi. La journée aurait été belle en ces circonstances.
Tu me fais entendre des entrevues. Dehors, le paysage
tourne au gris. Difficile de me concentrer sur ce que
raconte l’animateur. La radio griche. Je m’endors sur le
siège passager. Vidée. Un nid de poule percute ta voiture.
Je sursaute. Il fait nuit. Nous arrivons à destination.
Déambulant au-dessus de l’eau, je vois à peine l’autre rive.
À force de marcher en hauteur, j’attrape le vertige. Les
jambes engourdies, la tête étourdie, la chute imminente.
Les joues brulantes, le regard embué. Je descends, mon
corps tremble, j’ai froid. À travers le brouillard je vois
la lumière, dans l’entrée du métro, mon amoureux
m’accueille les bras ouverts.
***
La ligne bleue berce mes craintes, mais tu calmes mes
pleurs. Chaque fois que je hausse le ton, tu me rassures
avec plus d’ardeurs. Pour aimer, il faut manquer de la
chose dit-on. Je n’ai pas besoin de te manquer pour savoir
que tu m’aimes. Tu me guides entre les stations.
Arrivée à l’hôpital je dois patienter. Le soir, entre le travail
et l’école, tu m’écris un petit mot encourageant. « Ne t’en
fais pas, les beaux jours s’en viennent. L’orage va passer. »
Tu vois juste. Tu souris quand je t’annonce : « elle ouvre
les yeux maintenant ! »
Entourée de tendresse, j’avance plus confiante. Et quand
la tempête s’amuse à me bousculer, je m’accroche aux
câbles pour moins me balancer. Passé la moitié du trajet,
le tumulte semble s’adoucir. Autour, des murmures de
collègues, membres du personnel, amis, famille résonnent
comme interceptés dans leur envol. Tant de pensées
bienveillantes planent dans une chambre médicale : petite
maison blanche de la résilience. Le temps se fait plus
clément.
***
Lorsque je descends de la passerelle, à mon grand
étonnement, tout reste tel quel. Le chemin suspendu ne
disparait pas. Ma mère sort du centre hospitalier soutenue
par mon bras. Nous marchons ensemble; moi, le pied sûr,
le sien, incertain. Nous rentrons chez elle, enfin. Soupir
de soulagement. Maman se repose. Dans mon sac, entre
deux ordonnances, m’attend Caligula.

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