
L’AAAE tient à féliciter Jeanie Bogart qui vient d’être honorée du prix spécial du cinquantenaire Deschamps, un prix annuel haïtien décerné par la Fondation Lucienne Deschamps pour récompenser une œuvre de fiction écrite en français et/ou en créole.
« Pour la 50ᵉ édition du prix Deschamps, un prix spécial du cinquantenaire a été décerné à Jeanie Bogart pour Celle qui revient, un récit d’une rare intensité qui a profondément touché le jury. En distinguant cette œuvre, la Maison Deschamps réaffirme son exigence littéraire, la même qui l’avait conduite, en 2024, à ne décerner aucun prix, et son engagement constant en faveur de voix fortes et singulières dans les lettres haïtiennes.
À l’occasion de la 50ᵉ édition du prix Deschamps, le jury a choisi d’honorer une œuvre supplémentaire en décernant un prix spécial du cinquantenaire à Jeanie Bogart. Cette distinction exceptionnelle vient saluer la force littéraire d’un texte qui a profondément touché et impressionné les membres du comité. Soucieux de souligner la singularité de cette écriture, le jury a précisé les raisons de son choix en des termes particulièrement éloquents.
D’abord, il met en avant l’impact immédiat du récit : « Ce prix est revenu à Jeanie Bogart pour son récit Celle qui revient, un texte d’une intensité rare qui a profondément marqué les membres du jury. En une soixantaine de pages, l’autrice revisite une page douloureuse de l’histoire récente de Port-au-Prince, mêlant avec finesse les faits réels et la fiction. »
Poursuivant son analyse, le jury insiste ensuite sur la qualité d’une écriture qui conjugue sensibilité et rigueur : « Son écriture, à la fois maîtrisée et sensible, tisse un drame humain où s’entrelacent mémoire collective, douleur intime et réflexion sur les dérives sociales et politiques du pays. Réaliste dans son fond, le récit se teinte d’une légère fantaisie qui surprend et émeut sans jamais détourner le lecteur de l’essentiel. »
Enfin, le jury tient à souligner la portée symbolique et littéraire de l’œuvre, ainsi que la puissance de la voix qui la porte : « Celle qui revient est une œuvre sobre et puissante, portée par une voix féminine lucide et vibrante, qui fait du souvenir un acte de résistance. Le jury a salué en Jeanie Bogart une écrivaine capable de transformer la tragédie en matière littéraire et de rappeler, avec force, les blessures que l’histoire ne doit pas laisser se refermer dans l’oubli. »
Extrait du texte de Jeanie Bogart
« Dehors la rue crache ses corps
Tous dépareillés
Aphones
Des corps portés par la mort
Jusqu’à leurs tombes
Ici on habite l’espace de tous les doutes
Je vis à la césure d’une ville
Entre le rideau et le peuplement zombie d’une rue muette
Mes doigts elliptiques
Tracent des lettres d’amour
Transformées en phrases
Dans la triste ébénisterie du sable
Devenu otage
Comme vous d’ailleurs
Qui offrent vos corps à la sensualité des balles
Dans une danse tourbillonnante
À travers la meurtrière valse de la mort
Vos corps se désagrègent
Raturés
Oubliés
Pourtant ici nous sommes condamnés à vivre
Au grand désespoir du capitalisme
À l’insensibilité du monde
Didier, tout comme moi, ne pouvait pas se résoudre à partir. Ce simple mot, “partir”, il résonne en moi, ramenant avec lui la voix d’Armelle, mon amie ; une voix que j’entends encore. Elle était teintée de l’odeur agaçante de parfum bon marché qui s’accrochait à ses vêtements et à ses cheveux lors de nos longues diatribes dans la cour de la faculté d’ethnologie, où, souvent assises sur un vieux banc, nous essayions de comprendre le monde. Elle me disait : “Je veux prendre le monde par le cou, je veux lui sucer la moelle, m’acquérir toute la richesse et les biens qui m’ont été refusés à ma naissance. Puis je les gaspillerai parce qu’au fond, ils ne valent rien. Parce qu’au fond, c’est dans le vide de ces riens que l’on s’engouffre.”
Sa voix se perdait dans le brouhaha de la cour où celles des étudiants s’élevaient en une mosaïque sonore, tandis que des débats animés émergeaient, tranchants et rapides tels des échanges de ping-pong. “J’ai tenté ma chance trois fois pour le visa américain, mais, à chaque fois, c’est la même rengaine : refus. Si je pouvais me tirer d’ici, quitter ce trou de merde où, tous les jours, c’est quitte ou double…”
Nous n’avions pas la même vision du pays même si demain, en Haïti, est un mot rayé du dictionnaire de la jeunesse, une illusion enfermée dans les tiroirs du peut-être. Demain est une pièce de monnaie lancée dans l’air, qui tombe dans une paume que l’on referme bien vite. Pile ou face ? »
Maison Deschamps, gardienne de la qualité littéraire
Il importe également de rendre un hommage appuyé à la Maison Deschamps, gardienne infatigable de la qualité littéraire et du prestige du prix qui porte son nom. Fidèle à l’esprit de rigueur et d’excellence qui l’anime depuis sa création, elle continue, année après année, de défendre une idée exigeante de la littérature et de rappeler que l’écriture n’est pas seulement un acte d’expression mais un patient travail d’élaboration.
La 49ᵉ édition en fut une démonstration exemplaire : faute de manuscrits à la hauteur, aucun prix n’a été décerné en 2024. Ce choix courageux, et rare, témoigne du respect profond que porte la Maison Deschamps à la création littéraire. Elle refuse la complaisance, préfère le silence à la médiocrité, et rappelle ainsi à toutes celles et ceux qui aspirent aux belles lettres que la littérature demande du temps, du souffle, de la présence, et cette obstination à polir le texte jusqu’à sa juste lumière.
Encourageant les auteurs à lire davantage, à approfondir leur démarche, à pousser plus loin leur propre voix, la Maison Deschamps demeure un véritable phare pour la création haïtienne. Par son engagement, elle permet à des voix singulières comme celle de Jeanie Bogart d’émerger et de s’inscrire durablement dans le paysage culturel du pays. Sa constance dans l’exigence, sa fidélité à la tradition et son souci de transmission constituent l’un des plus précieux héritages littéraires dont nous disposions encore aujourd’hui. »
Source : Claude Bernard Sérant pour LeNouvelliste
Lire également
Les aventures de Michel O’toll, de Daniel St-Onge, disponible gratuitement !
Trente ans après la parution du premier de ses quatre romans de la série Les aventures de Michel O’toll, Daniel St-Onge […]
30 novembre – Hommage à Michel Gosselin
Le 15 octobre, nous apprenions le décès de Michel Gosselin, membre honoraire et ancien président de l’Association des auteures et […]
