Par qui une essayiste souhaite être lue ? Cette question exige une réflexion sur ma motivation à l’écriture, sur ce désir de rejoindre l’autre afin de partager, comme l’écrivait si bien Réjean Ducharme, d’autres solitudes combatives. L’essai émerge de l’indignation.
L’essai nous plonge dans un univers de questions et d’idées. Il est très important d’avoir des idées pour devenir essayiste, de cultiver une curiosité, une conscience grandissante et complexe sur le monde. À un moment donné, un thème me préoccupe suffisamment pour y consacrer des années de recherche, des milliers d’heures de labeur et de sueurs. Tel le romancier, l’essayiste tente de s’expliquer un petit bout de ce qui gît en lui et autour de lui. Je crois que les écrivains livrent le meilleur et le plus profond d’eux-mêmes à travers leur art. Franchement dit, je lis énormément afin de rencontrer un être véritable.
C’est la quête personnelle qui me motive à écrire, indépendamment de l’éventuelle publication ou de la réception du public. J’écrirais tout de même tous les jours si je savais que je ne serais plus jamais publiée. Sans doute parce qu’écrire permet de m’instruire et de m’inscrire un peu plus dans la réalité. Néanmoins, il est si agréable de mener un projet d’écriture à terme et de le partager. Qu’un lecteur inconnu m’envoie ses commentaires me fait ressentir un sentiment de communauté qui me bouleverse souvent. C’est exactement ce que j’ai trouvé en devant essayiste et que je ne savais pas rechercher : une communauté de pensée ou de conscience. La quête du succès librairie serait un véritable danger pour l’esprit critique, pour mon affranchissement (devenir soi) — motivation ultime à l’écriture. Comme toute forme d’art, l’écriture ouvre une fenêtre sur la liberté, sur une expression vraie ou intime de l’être. Cette joie serait amoindrie par l’attente de confirmation ou de validation.
Je ne m’attends pas forcément à être lue par mes collègues ou par mes proches. Car un essai sollicite mieux une rencontre de préoccupations qu’un échange entre personnes proches. Bien qu’éternels, les sujets qui me préoccupent ne sont pas populaires ; la maternité, l’enfance, la conscience, la critique de la marchandisation de la sexualité, la symbolique, la nécessité de l’affranchissement… Possiblement, le roman Arlequin se vendrait mieux et ferait de moi une femme millionnaire ! Dans la même veine, un essai orienté sur la perspective de devenir millionnaire me rendrait célèbre.
Le métier d’essayiste consiste sinon à sauver le monde, au moins à maintenir vivantes les valeurs qui en retardent l’avilissement ou la destruction, souligne Yvon Rivard, qui cite Virginia Woolf : c’est la capacité à recevoir des chocs qui fait un écrivain. Dans mon cas, ces heurts se reçoivent et se vivent dans la solitude, avant de se transformer en désir de lire et d’écrire afin d’approfondir ma tracasserie. Je vis dès lors une sorte de fusion avec ma recherche, une quête que je garde secrète. L’intimité absolue appelle le silence. Au final, je me détache naturellement de mon écrit et j’entame une démarche de publication. Lorsque le livre se trouve sur les rayons, je suis déjà impliquée dans une autre recherche qui me passionne, et cet essai publié appartient désormais à celui qui veut bien y projeter sa propre représentation du monde. Car à la réception des commentaires des lecteurs, je ne vois souvent pas le lien entre ce que j’ai voulu communiquer et ce qu’ils m’en témoignent ! Ainsi circulent les idées, en toute subjectivité, en créant des liens.
Chez les personnes traumatisées (40 % des écrivains et 50 % des écrivaines ont subi de graves traumatismes au cours de l’enfance, contre 5 % de personnes traumatisées qui se dirigent en politique ou vers de grandes écoles), l’écriture permet de retisser des liens. L’écriture part de soi, de son trouble, et prend tout de soi, avant d’aller vers l’autre. En puisant dans l’expérience du deuil et du vide, la passion de la création devient comme une respiration qui repousse les limites, qui exile et qui rend libre (C. Proulx, S’affranchir, p. 382). L’écriture permet de réhabiliter un JE bâillonné ou questionné, de parfaire sa vision du monde. Autrement dit, écrire active et met en scène une résilience, assurément dans un but inavoué d’appartenance. Survivre, renaître aussi, et exprimer le radical. À mon sens, tous les créateurs souhaitent participer au monde en y proposant une petite touche de beauté ou de lucidité. L’artiste jette dans le monde sa quête de vérité. L’écriture m’est nécessaire pour me distancier du monde et, de ce fait paradoxal, me permettre de m’y inscrire plus profondément.
Je lis presque exclusivement des essais et je pense que cette forme d’écriture médiatise à la fois l’ici et l’ailleurs possible. L’essai maintient le dialogue entre le monde tel qu’il se présente devant soi et celui, plus complexe, qui pourrait advenir. L’essai à l’état pur, c’est l’aventure de coudre une réalité avec les fils de ses cogitations et de ses intuitions, sans plan, vers l’inconnu, en fonction de sa propre transformation. Et la réponse du public demeure également méconnue. À défaut d’un succès mondial, une publication interpelle parfois de nouvelles amitiés !
Chantale Proulx, finaliste au prix Alphonse-Desjardins (2019) pour son essai S’affranchir, est formée en philosophie et en psychologie clinique. Elle pratique avec une approche existentielle et symbolique. Elle est conférencière publique sur des thèmes tels que la maternité, l’enfance, l’hypersexualisation et la sexualité, qu’elle enseigne depuis trente ans à l’Université de Sherbrooke.
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