Ah pis fuck off, je vais lire Game of thrones! »
C’était à l’été 2019, l’écriture de ma thèse allait mal, j’étais stressé et marabout; pour me sortir de cette période difficile, j’avais redoublé d’ardeur et de discipline. Je me forçais tous les jours à m’asseoir devant mon portable pour avancer mon roman, même si cela m’était devenu désagréable, et je passais mes temps libres à lire Tolstoï ou des ouvrages théoriques pour la thèse. Je baignais constamment dans mes préoccupations. Ça peut avoir l’air un peu bizarre comme ça, mais je n’avais pas lu de romans « pour le plaisir » depuis des années. La question de savoir ce que j’avais envie de lire ne se posait même pas; je lisais ce qu’il fallait que je lise. Mon rapport à la lecture a, je crois, été gâché (du moins en partie) par mes études en littérature.
Pendant le baccalauréat, en début de session, je calculais la longueur des romans à l’étude et la divisais par le temps avant la date butoir, ce qui me donnait un nombre de pages à lire quotidiennement : 46 pages par jour pour Jean Rivard, le défricheur; 28 pour Le mariage de Figaro; 34 pour Les fleurs du mal; etc. Sauf pour quelques exceptions, ce n’était pas une activité d’agrément, mais une obligation, une tâche, un devoir. Je lisais en comptant le nombre de pages qu’il restait avant la fin de la journée, trop conscient du travail qu’il restait à faire et du temps qui passait. À force de lire ainsi, j’en suis venu à me demander si j’étais encore capable d’apprécier la lecture comme avant, c’est-à-dire en me laissant porter par l’intrigue, en ayant hâte de lire la suite, incapable d’aller me coucher.
Bref, c’était à l’été 2019, mon roman n’avançait pas, mon essai stagnait, mes lectures compliquaient les choses au lieu de les clarifier, et la saison finale de Game of thrones avait laissé tout le monde sur sa faim. Quelques jours après le dernier épisode, alors que je sortais sur le balcon pour ma séance habituelle de lecture avec en main les Journaux et carnets de Tolstoï, résigné à une autre soirée pénible, une grande colère est montée en moi jusqu’à ce que je me dise « Ah pis fuck off, je vais lire Game of thrones! » J’ai donc trouvé une version en ligne du premier tome de A Song of Ice and Fire et j’ai passé l’été à lire les milliers de pages de cette saga inachevée. J’ai énormément d’admiration pour les auteurs et autrices capables de créer des intrigues complexes, probablement parce que j’en serais incapable.
Plus je lisais Martin, plus je réalisais sa capacité renversante à complexifier ses trames narratives, qui se ramifient toujours plus dans une arborescence chaotique d’actions et de réactions ricochant les unes sur les autres. C’était la première fois depuis longtemps que j’étais aussi captivé par une histoire.
Les romans de la série ont pourtant une structure très classique : on progresse en ordre chronologique, la narration est très simple et épurée d’effets de style. Chaque chapitre assume le point de vue d’un personnage, dont il porte le nom. Rien de bien spécial, mais, à un certain point, j’ai réalisé que Martin était un maître de l’ellipse. Entre chaque chapitre, l’action se poursuit, et tout l’art de l’auteur réside dans sa capacité à nous en informer sans pourtant avoir l’air de le faire. Comme Martin est capable de communiquer au lecteur l’information nécessaire à comprendre la suite du roman sans nécessairement avoir à la raconter, il évite de se lancer dans de longs sommaires, c’est-à-dire des résumés d’événements, pour se concentrer sur les scènes, le récit d’actions qui se déroule en « temps réel » devant nos yeux. Il isole ainsi certains événements qu’il nous raconte de long en large selon la perspective d’un personnage, puis passe au chapitre suivant. C’est une technique très simple, mais difficile à réaliser, car il faut alors dissimuler les informations importantes dans des discussions que les personnages pourraient avoir de façon crédible – bref, sans que ça ait l’air artificiel. Ainsi, par un petit commentaire au détour d’une conversation banale, on peut apprendre, dans un chapitre dédié à Sansa, ce qui s’est déroulé à Meereen.
C’est alors que l’idée m’est venue de m’inspirer de Martin pour mon roman sur la grève de 2012. L’un des problèmes qui me taraudaient était la présence de longs sommaires qui brisaient la fluidité de l’action, mais auxquels j’avais recours pour raconter l’avancement des principaux événements ayant marqué le printemps 2012. Comme je ne voulais rien manquer, je racontais tout dans des paragraphes chargés, peu narratifs, qui faisaient très liste d’épicerie. « Et si je les coupais? » C’est fou à quel point des idées simples nous arrivent parfois avec la fulgurance de révélations; plus fou encore de se demander pourquoi on n’y a pas pensé plus tôt. Pour améliorer mon roman, je devais assumer l’ellipse, quitte à laisser tomber de nombreux événements dont j’aurais aimé parler, et me concentrer sur les longues scènes que formait chaque chapitre. Alors que j’avais passé des mois à angoisser, embourbé dans ma propre création, voilà que je trouvais des solutions à mes problèmes dans un roman de fantasy que je lisais « pour décrocher ». Du moment où j’ai pris cette décision, j’ai pu aborder l’écriture avec un peu plus d’enthousiasme.
Cet automne-là, après avoir terminé la lecture des cinq volumes de la saga avec la tristesse habituelle d’avoir à quitter un univers qu’on a appris à aimer, je suis tombé sur un des segments « Mission impossible » de Plus on est de fous, plus on lit. Les contributeurs relevaient le défi de lire des œuvres réputées difficiles; à ce moment, c’était La comédie infinie, de David Foster Wallace. Cette grosse brique traînait depuis des années sur une tablette de ma bibliothèque et j’ai décidé de me lancer. Sachant que je m’aventurais dans une œuvre difficile, je me suis dit que je lirais 25 pages par jour, assidument, retrouvant ma bonne vieille technique du bac. C’est seulement arrivé à la page 400 que j’ai commencé à comprendre (un peu) ce que j’étais en train de lire. Ça m’a pris deux mois pour passer au travers, et la lecture n’était pas toujours facile, mais ça reste l’un des meilleurs romans que j’ai lus.
Il y a quelque chose de masochiste dans le fait de poursuivre une lecture difficile, parfois même irritante, mais j’ai énormément de mal à laisser tomber un livre au milieu. Immanquablement, quand ça arrive, je le termine des mois plus tard, car chaque fois que mon regard se pose sur le roman maudit, je suis envahi par un sentiment d’incomplétude : « Et si j’étais passé à côté de quelque chose? » Il y a quelque chose d’initiatique à endurer cette souffrance. Est-ce que je me suis amusé à lire Ulysse, Terra nostra et L’homme sans qualités? Modérément, au maximum. Par contre, je suis content de les avoir lus, pas pour pouvoir m’en vanter (chose que je suis peut-être en train de faire en ce moment), mais parce que je peux maintenant dialoguer avec ces classiques. Lire « professionnellement » a peut-être gâché le plaisir d’être emporté par un récit, mais il m’en a révélé un autre, celui de considérer un roman en tant qu’œuvre esthétique recourant à divers procédés littéraires et narratifs pour se positionner dans le monde, et devant laquelle je peux à mon tour me positionner.
Même si Wallace m’a fait souffrir, je lui dois une fière chandelle, car c’est en le lisant que j’ai trouvé une autre solution au blocage qui me paralysait depuis l’hiver précédent. La forme éclatée du roman, les personnages principaux, le monde inventé par l’auteur, le mélange des tons et des styles, les jeux avec l’énonciation, les longues notes de bas de page et les multiples passages d’une érudition rebutante, qui compliquent la lecture, me stimulaient alors que je tâchais de comprendre pourquoi tel passage était placé à tel endroit; pourquoi telle autre scène était racontée de ce point de vue, et pas d’un autre; quel était le rapport entre l’académie de tennis et le centre de réhabilitation; etc. Cette lecture, qui n’avait aucun rapport avec ma thèse, m’a inspiré : j’ai décidé d’ajouter à mon roman, de facture très classique, des éléments formels hétéroclites qui, s’ils ne rivalisaient pas du tout avec la mosaïque de La comédie infinie, dynamisaient tout de même mon récit.
Encore une fois, c’était en sortant du cadre de ma thèse que j’avais trouvé des solutions aux problèmes qu’elle me posait. Pourtant, il ne faudrait pas voir là la manifestation d’une forme de destinée qui m’aurait mis dans les mains le roman dont j’avais besoin pour avancer.
Cette lecture m’a conduit vers une solution, pas LA solution, et c’est bien ce qui me fascine : si j’avais lu autre chose, j’aurais peut-être trouvé une autre solution, et mon roman aurait pris une forme complètement différente. Si j’avais lu Les vagues, j’aurais peut-être décidé de laisser plus de place à l’intériorité de mes personnages; si j’avais lu Orgueil et préjugés, j’aurais peut-être utilisé une narration plus ironique; si j’avais lu La classe de madame Valérie, j’aurais peut-être plus exploité l’humour; etc.
Nos lectures nous façonnent d’une façon désespérément aléatoire. Comment choisit-on les livres qu’on va lire? On les voit passer sur Facebook, on écoute des recommandations d’amis, on se dit soudainement qu’on est prêt à relever un défi depuis longtemps reporté, on bouquine dans la boîte à livres du coin de la rue, etc. Comme les gens qu’on rencontre au hasard de la vie, tous ces livres ont le potentiel de nous changer, de nous influencer, de nous inspirer, de « nous faire devenir qui nous sommes », pour reprendre la formule tautologique énoncée par Wallace lors d’un entretien avec le journaliste David Lipsky : « Although of course you end up becoming yourself. » En effet, comment devenir quelqu’un d’autre que soi-même?
Mon roman n’aurait pas été le même si j’avais lu autre chose que les deux romans nommés plus haut, mais il aurait quand même été mon roman, quoique différent, tout comme je n’aurais pas été le même si je n’avais pas lu les livres que j’ai lus au moment où je les ai lus. J’aurais de toute façon été moi-même. Tout ça pour dire que la lecture possède le pouvoir capricieux de nous révéler à nous-mêmes tout en nous créant – ce qui revient au même. Les gens, les œuvres ne sont eux-mêmes que parce qu’ils auraient pu être autres. Tout est, dans une certaine mesure, un accident de parcours.
Antonin Marquis est né et a grandi à Sherbrooke. Après une maîtrise en création littéraire à l’UQAM, il fait un doctorat à l’Université de Sherbrooke, où il est aussi chargé de cours. À l’automne 2017, les éditions XYZ ont publié son premier roman, Les cigales.
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