À CENDRES ET À SANG

Une rumeur se mit à courir, que ceux qui avaient perdu tout espoir en ce monde pouvaient trouver refuge dans la chaumière de l’écrivain dont le nom était depuis longtemps oublié. Lorsque le pontife eut vent de ce murmure, il envoya des soldats fouiller la demeure, craignant que les apostats y fomentent une révolution contre l’Ordre sacré. En arrivant sur place, la troupe constata la décrépitude des lieux ; le toit défoncé, les murs à demi effondrés, le tourbillon d’insectes s’élevant des restes pourrissants d’un cadavre. Un des hommes se mit à taper le sol du bout de sa lance à la recherche d’une trappe ou d’un passage quelconque, tandis que le capitaine ordonnait à une recrue de tout brûler.

Vilhelm répandait l’huile dans les décombres, maudissant la guerre qui avait tué ses parents et l’avait contraint à s’enrôler dans la milice. Il n’abhorrait pas le rôle de soldat. L’armée avait été essentielle pour protéger le royaume des envahisseurs et éviter aux paysans le même deuil qu’il avait connu. Au moment où le pontife l’avait recruté, Vilhelm rêvait de traverser la Vallée d’Ardell, massacrer les Noldiens et obtenir sa vengeance. Il était fier d’être un soldat de Lorodrim, prêt à sacrifier sa vie pour ses sœurs et ses frères, de devenir un héros pour le bien commun, lui dont personne n’attendait le retour. Une mort glorieuse sur le champ de bataille, raccourcir son temps pour allonger celui du peuple. Mais le pontife eût tôt fait d’instaurer l’Ordre sacré, et ainsi prévenir toute guerre à venir. Le royaume en paix, l’armée avait reçu l’ingrate tâche de pourchasser les païens et les hérétiques qui, un jour ou l’autre, perturberaient l’harmonie.

Alors que la jarre d’huile était presque vide, Vilhelm retint son mouvement pour ne pas éclabousser un épais volume. Il déposa le récipient, glissa sous sa tunique l’ouvrage aux lettres rougeâtres et aux pages noircies, puis embrasa la pièce, réduisant en cendres la carcasse de l’écrivain avant que ne se propage une maladie.

À son retour à la capitale, Vilhelm s’effaça dans une ruelle, puis descendit les quelques marches qui menaient à une porte dont lui seul possédait la clé, saisie à un guérisseur lors de sa capture il y a quelques semaines. Le laboratoire, qui avait été dépouillé par l’armée, était devenu son repaire secret, son havre de tranquillité pour boire après une longue journée de meurtres et d’enlèvements. Il ouvrit le livre et en entama la lecture. L’humidité qui rongeait les pages avait fait disparaître plusieurs mots, mais cela n’empêchait pas Vilhelm de découvrir l’univers au-delà des pages, un monde aux immenses forêts et aux châteaux démesurés, aux lacs miroitants et au ciel immaculé, un monde paisible. Étrangement, le livre ne contenait aucune intrigue. Le seul personnage était une écrivaine et elle écrivait. C’est tout. Le texte n’était qu’une longue description, détaillée tel un paysage finement peint sur une toile nacrée.

Le soldat se dit qu’il aimerait habiter ce monde simple et beau, sans guerre ni dirigeant, et, alors que cette pensée l’effleurait, il se coupa sur le papier, pourtant assoupli par les années, son sang se mêlant au sang des lettres.

La forêt dans laquelle Vilhelm émergea ne correspondait pas aux descriptions de l’écrivain. Les arbres, décrits comme vivaces et verdoyants, pourrissaient à vue d’œil, rongés par les champignons et les vers. Une énorme branche tomba à ses pieds, éclatant en d’humides morceaux, puis une autre, si bien que Vilhelm se mit à courir, chacun de ses pas entraînant la chute des arbres.

À l’orée de la forêt, un spectacle plus horrifiant attendait le soldat. La forteresse, autrefois splendide, était assaillie par des boulets enflammés, propulsés par des trébuchets percés de maintes flèches. Vilhelm s’arrêta, bouche bée, ne sachant plus s’il devait retourner dans les bois ou risquer d’être percé par un projectile perdu. C’est alors qu’un rayon du soleil couchant, disparaissant par-delà les montagnes, lui éclaira la voie. Il empoigna les rênes d’un cheval fuyant le champ de bataille et partit au galop vers les pics enneigés.

Il faisait nuit lorsque Vilhelm s’arrêta devant une lumière dorée aux abords d’une rivière caressant le pied du massif. La lueur, quoique vive, était assombrie par les éclats de feu qui émanaient du château, et l’écho des cris écorchés troublait la complainte de l’eau. Dans la lumière se tenait une femme dont les yeux étaient couverts d’un haillon. Elle se tenait penchée sur un livre à l’épaisse reliure de cuir, trempant la pointe de sa plume dans son poignet sanguinolent, gravant des mots qu’elle seule connaissait. L’écrivaine, sans relever la tête, s’adressa à l’homme qui approchait.

« La fin approche, Vilhelm, orphelin de Lorodrim. Vous avez parcouru la voie du sang pour rejoindre le royaume de mon père et fuir les calamités qui rongent toute vie. Hélas, ce monde prendra fin. Cette terre fut jadis le havre d’une jeune fabuliste à l’écoute du chant des mots, travaillant à les transcrire à sa façon dans un cahier encore vierge. Puis, un à un, d’autres sont survenus. Brigands, prophètes, exils. Le sol était généreux et les rivières fécondes, les enfants chantaient dans les rues et femmes et hommes travaillaient à préserver une joie autrefois inconnue, semant les graines fécondes des siècles à venir, le regard porté vers l’avenir et pourtant fixé à leurs pieds. Dans leur hybris ils ont négligé les fragiles pages de ce monde, ces pages tachées de sang, rongées par les siècles et la pourriture, oubliées aux caprices du temps. Le livre moisit, Vilhelm. Les mots s’effacent. J’avais pour tâche d’écrire un nouveau refuge, de peindre une oasis pour ces faux déserteurs qui avaient enfin trouvé asile. C’était un endroit froid, sombre et doux. Beau. Trop beau pour dépérir et s’effondrer tel le royaume de mon père dans la négligence humaine, trop humain pour y laisser mon fils et son manuscrit immaculés pourrir jusqu’à devenir loques putrescentes aux souvenirs mâchés par l’oubli. Alors je les ai noyés. Je les immerge de mon sang étendu dans les pages, encre fictive asphyxiant une œuvre condamnée avant même sa naissance. C’est un cycle maudit. Une éternelle répétition de putréfaction et de feu, la cause de cette guerre qui déterminera l’anéantissement du monde. Les uns souhaitent embraser le monde, le détruire avant de voir leurs corps rongés par les moisissures, avant d’avoir à extirper les vers de leur chair pour vivre un instant de plus, tout brûler avant que la beauté ne disparaisse complètement, alors que les autres désirent protéger le peu qui leur reste, quitte à ce que tout ce pour quoi ils se battent ne devienne plus que son ombre, un songe si déformé qu’il aurait dû ne jamais exister. Mon sang coule, Vilhelm, il coule pour se décomposer sur une terre d’où aucune vie ne jaillira jamais plus. Avec moi se termine le cycle qui ronge l’humanité depuis le premier mot tracé, dans mes mains s’escendrent les dernières pages du monde. La fin approche, Vilhelm.

Quelle mort choisirez-vous? »

 

Félix Devault-Dionne termine la rédaction d’un mémoire sur la temporalité dans le roman Trou de mémoire d’Hubert Aquin et est coordonnateur de l’AAAE. Ayant suivi tous les cours en création littéraire possible à l’université, il a une passion pour l’écriture et s’intéresse par-dessus tout à l’autoreprésentation et à la mise en abyme.

 

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