Peut-être étais-je en quête de douceur ou n’arrivais
je pas à me décider : j’y avais mis un lait, une crème, un
sucre. La première gorgée, exquise. Deux heures plus
tard, le reste de ce café refroidi s’oubliait sur mon bureau.
Autant que moi entre les rayons en ce moment de ma
pause. La délicieuse nonchalance de cette journée se
calquait parfaitement sur la mienne.
Mains dans les poches, m’agrippant à l’élégance
d’une jeunesse vieillie, épaules raides du workout d’hier
et poches des nuits de veille sous mes yeux, j’essayais de
réfléchir : j’aurais fait quoi à la place de ce Luca du groupe
de soutien, qu’un médecin demande de choisir entre sa
femme et le bébé qu’ils espéraient depuis longtemps ?
Curieux comment fonctionne le monde : on se marie pour
être tranquille, choisir des chaussettes propres assorties
à ses tenues, vérifier que les lumières sont éteintes avant
de se coucher, pas pour se retrouver du jour au lendemain
à décider qui doit vivre et qui peut mourir. Moi qui ne
me gêne pas de courir d’un bout à l’autre des situations
sérieuses… Comment j’aurais détalé…
Le sourire sarcastique sur un recoin de mes lèvres
s’étrangla à la seule vue d’un bouquin, aussi familier que
L’Odeur du café. Celui dont j’avais envoyé la photo à une
f
ille une année plus tôt : Parce que je t’aime, de Guillaume
Musso. Malicieux coup du hasard.
Nillie, la fille. La petite Nillie. Je la voyais partout.
Tu le veux ? Lui avais-je demandé. Tu me le donnes si
c’est le cas ? Je m’attendais à un moi aussi Aksim. On aurait
sauvé le temps. Sa manière de communiquer n’avait pas
f
ini de me faire fulminer. Moi qui allais vite en paroles,
aussi vite que l’homme pressé de Bertrand Cantat –
personnage qu’elle exècre -, qui ne fais qu’un bond
pour sauter aux conclusions, ne comprenais pas qu’elle
puisse sortir un paquet de propositions où il aurait suffi
d’un oui ou un non ; d’introductions et de transitions,
d’interrogations qui peuvent elles-mêmes se trouver des
réponses…
Elle me rappelle sans cesse que je lui échappe. Elle
m’échappe. Comme la fumée d’une cheminée. Je n’insinue
pas avoir tout fait pour y remédier, mais c’est moi qui ne
la comprends pas.
Neuf mois déjà depuis notre dernière dispute. Je ne
me souviens même plus de la raison. Bonne chance à ceux qui admettent que c’est de leur faute, ces circonstances.
I never do that, never.
Neuf mois que ça gèle. C’est long. Plus long qu’un
hiver classique, oui. Elle aurait déjà mis au monde un
enfant si elle était enceinte, oui. L’enfant de qui ? Non,
pas ça. Ces histoires de naissances me taraudent depuis
ce matin. No chance, it’s not gonna happen, l’anglais s’en
est déjà bien chargé. Je me demande toutefois si j’aurais
mis longtemps à choisir entre Nillie dont je compte mille
souvenirs et un enfant que je n’ai pas une fois rencontré
de ma vie, ou si j’aurais simplement pris mes jambes à
mon cou.
Elle me manque. Elle ne me quitte pas. Elle me
poursuit, l’envie de me jeter à l’eau : c’est le rêve dans
mes sommeils tardifs. Un texto, un mail, un appel,
ça se pourrait… mais on reste bonhomme. Je préfère
préparer des cafés trop sucrés, moins dangereux que
nos rapprochements : toujours trop cahoteux. Je n’ai pas
besoin de ça dans ma vie, moi. Le type en face de moi dans
le miroir ne redoute pas le réchauffement de la planète qui
part en vrille, la guerre en Ukraine l’effraie mais beaucoup
moins que de se retrouver piégé avec un cœur qui bat,
une peine insidieuse prête à se déployer au moindre repli
des rayons de cette joie intense que cela procure. Il ne
veut pas avoir à se colérer contre l’innoncente brise sur
son visage, parce qu’une conversation s’est mal terminée.
Il veut apprécier la chaleur de son logement, même si
personne ne l’y attend et ronfler comme un engin quand
le sommeil vient aux petites heures du matin.
Un de ces jours parfaits, où tout allait bien, j’avais dit à
Nillie : “La vie est un chemin qu’on peut reprendre à tout
moment.” Vraiment ? Me dis-je en rangeant nerveusement
ce satané livre hors de ma vue. Où avais-je donc la tête ?
Me voici coincé à présent, ne sachant ni comment
avancer, ni me retourner. Je regarde le pont brûler sans
oser sauter et je n’ai point le courage de nager.
Je vais de tout même finir ce roman. Il me faut la suite
de l’histoire de Luka : s’il décide de sauver l’enfant au lieu
de la mère, qui sait ? Dans les livres comme dans les films,
les possibilités s’étendent à perte de vue. J’enverrai alors
un message qui tremble à Nillie. Si Luca défile, je traînerai
bien un moment encore entre les rayons, comme ce
minable reste de café, à regarder le pont sur lequel je me
tiens s’écrouler sous les flammes des regrets que j’assume.
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