La censure littéraire : de l’impunité de l’art comme mesure d’hygiène publique

Cette année, l’Association des auteures et auteurs de l’Estrie célèbre sa quarantième année d’existence, et on me propose de rédiger un court texte sur une trame du « monde littéraire » depuis 1978. Or, ce qui me frappe d’emblée, c’est la persistance de la censure, après « la grande liquidation » durant la Révolution tranquille, et cela d’autant que les deux cas qui encadrent ces quarante années, Les Fées ont soif de Denise Boucher d’une part, puis SLĀV et Kanata de Robert Lepage d’autre part, partagent d’étonnantes ressemblances.

D’abord, un court rappel pour ce qui est de la pièce de Denise Boucher. « À l’automne 1977, deux comédiennes, Michèle Magny et Sophie Clément, désirent porter sur scène une parole de femmes à l’heure où la création féministe est en pleine effervescence; elles contactent Denise Boucher, à qui elles commandent une pièce. Boucher entreprend l’écriture des Fées ont soif. Désignant le dogme de l’Immaculée Conception comme un des piliers symboliques de l’aliénation des femmes, la pièce met en scène trois archétypes féminins promus par la religion catholique : la Vierge […], la Mère […] et la Putain […] » (Isabelle Boisclair, Dictionnaire de la censure au Québec). C’est le début d’une saga censoriale : refus de subvention par le Conseil des arts de Montréal le 16 mai 1978 (la pièce sera tout de même jouée le 10 novembre); intervention des Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne (pétition, manifestations, etc.); poursuite en justice par une pléthore de mouvements catholiques ou conservateurs; injonction partielle, etc. Finalement, en novembre 1979, la Cour d’appel rejette l’injonction.

Quarante ans plus tard, deux pièces de Robert Lepage sont annulées coup sur coup par l’auteur. Je ne reviendrai pas ici dans le détail sur les récents événements autour des deux productions, SLĀV et Kanata; la saga, car c’en fut une, a occupé assez de place dans les médias pour éviter de résumer les faits. Disons simplement que, en raison d’ « accusations » d’appropriation culturelle, tant à l’égard des Noirs que des Autochtones, les deux productions ont été retirées du calendrier. Le créateur et la metteure en scène ont-ils erré dans leurs choix artistiques ? Eussent-ils dû tenir compte d’une adéquation entre leur représentation artistique et la réalité, et par conséquent mettre en scène des Noirs et des Autochtones afin qu’ils soient dépositaires de leur propre histoire ? Ou, au contraire, il faut prendre en compte que « Robert Lepage et Ariane Mnouchkine sont parmi les plus grands metteurs en scène au monde. Qu’on discute de leurs choix ainsi, c’est de la censure » ? (Michel Tremblay, Radio-Canada, 29 août 2018).

Bien sûr, ces deux extrêmes temporels ne signifient pas l’absence de cas de censure entre temps. Ce qui ressort le plus, durant ces quatre décennies, ce sont assurément les nombreuses interventions contre des œuvres de littérature pour la jeunesse (de Michèle Marineau, Reynald Cantin, Charles Montpetit, Bertrand Gauthier, entre autres), de même que la poursuite bâillon de Barrick Gold contre l’éditeur Écosociété et le livre Noir Canada d’Alain Deneault. L’importance de ce second cas a même amené le gouvernement du Québec à légiférer contre de telles poursuites dont l’excès les constitue en véritables musellements à l’endroit d’éditeurs qui sont sans commune mesure en ce qui concerne les moyens de défense; David ne triomphe que rarement. Mais revenons à nos deux cas, ô combien exemplaires.

Établissons d’emblée que, sur le plan des stratégies censoriales utilisées contre elles, la pièce de Denise Boucher et celles de Robert Lepage ont peu en commun. Dans le cas de Boucher, on peut parler d’une censure religieuse et judiciaire; pour ce qui est de Lepage, la question est plus délicate. C’est à la suite d’une énorme pression publique que celui-ci a choisi de retirer ses créations. Autocensure ? Stricto sensu, je veux bien. Par contre, l’énormité même des pressions se qualifie-t-elle aussi comme censure, devenant des « pressions bâillons » ? Mais surtout, quarante ans après Les Fées ont soif, qu’est-ce que le « cas Lepage » soulève, de singulier, d’important en 2018 ? Il s’agit, à mon avis, d’une conception de l’art conquise de haute lutte depuis des décennies, voire des siècles, celle de son impunité.

Je disais « grande liquidation » durant la Révolution tranquille en pensant, bien sûr, à l’effritement de la censure cléricale; mais en même temps, et cela on le signale trop peu, durant les années soixante, en raison, surtout, d’un procès, tenu à Montréal contre L’Amant de Lady Chatterly en 1962, la cour a reconnu une zone d’impunité à l’art, ajoutant à la disparition de la censure cléricale un statut privilégié à l’art. Ce procès représente un tournant pour l’autonomie de l’art : après une première condamnation par les juges Fontaine et Choquette, le juge Judson (et quatre autres de ses neuf collègues de la Cour suprême) cassent les jugements précédents. Et surtout, le juge écrit : « Je peux lire et comprendre, mais en même temps je reconnais que ma formation et mon expérience ne sont pas en littérature » (je traduis); du coup, il prête foi aux critiques littéraires qui ont défini l’obscénité du texte non en termes juridiques, mais esthétiques.

L’impunité de l’art, conquise au milieu du XIXe siècle en France, à la suite surtout des procès contre Madame Bovary de Flaubert et, de Baudelaire, Les Fleurs du mal; cette impunité qui, certes, fit moins de bruit, à la suite des procès au Québec au début des années 1960; cette impunité, donc, me semble être la base de toute discussion raisonnable sur l’art. Je dis la base, car, dans le cas présent, les « parties en cause », Noirs et Autochtones d’un côté, Robert Lepage et les troupes de théâtre de l’autre, se sont retrouvés dans un face à face qui semble sans issue. Noirs et Autochtones réclament que l’art reflète le réel, leur réel, et, à cette fin, ils estiment que Lepage a erré à cause du choix des acteurs, en majorité des Blancs. Les Noirs et les Autochtones ont été exclus de leur propre histoire, tout comme les femmes, d’ailleurs, qui peinent encore à se la réapproprier.

Mais là où ils ont tort, c’est qu’ils souhaitent infléchir l’art en amont, ou pire encore, infléchir le processus créateur. Match nul? Chacun a ses bonnes raisons?

Voilà pourquoi je propose que l’impunité de l’art soit aussi une base raisonnable. Il s’agit de trouver en quelque sorte l’arbitre de cette situation. Or « cette situation » concerne l’art et le social, plus précisément les rapports qu’ils entretiennent dans notre société. L’arbitre, dans la présente situation, est la conception que l’on se fait de l’autonomie artistique (dont la seule limite me semble être ce qui est d’emblée judiciarisé). Et la mienne est assez nette là-dessus : laissons l’œuvre, laissons le créateur tranquilles. Que l’on proteste, que l’on critique, que l’on boycotte l’œuvre, c’est le privilège du spectateur. Quant à l’artiste, quant aux artistes qui suivront, ils ou elles verront bien comment, à l’avenir, ils intégreront esthétiquement cette dimension sociale dans leur œuvre, s’ils le souhaitent.

Nous sommes ici face à une situation de censure de haute importance. Car la censure, ce n’est pas uniquement ce que l’on pense (c’est-à-dire des cas singuliers), mais surtout ce qui nous pense. Il est à craindre, dans le cas présent, que les créateurs « soient pensés », si je puis dire, qu’ils « soient agis » par la morale, qui dépasse ce cas singulier et qui devient un comportement généralisé; et leurs œuvres seront alors le résultat de cette censure intériorisée. Qui souhaiterait une telle chose ?

Durant les années 1920, l’un des défenseurs de l’autonomie de l’art a été le grand critique Louis Dantin. Et, au cours d’une polémique sur la question, il écrit : « il ne s’agit pas de savoir si la morale est au-dessus de l’art, si elle a la mission de le guider, de le régenter, de le soumettre à la censure; si l’artiste est tenu de la servir, en lui sacrifiant au besoin ses conceptions les plus brillantes […]. Je n’ai voulu ni fait cette enquête; je la laisse à débattre aux moralistes. Mais par contre, de grâce, quand il s’agit de définir et de délimiter le beau, que les moralistes nous laissent tranquilles. » Et, plus d’un demi-siècle plus tard, le critique Gilles Marcotte le dit ainsi : « Non, la littérature n’est pas utile. Elle est, plus modestement, nécessaire. Elle nous apprend à lire dans le monde ce que, précisément, les discours moralisateurs écartent avec toute l’énergie dont ils sont capables : la complexité, l’infinie complexité de l’aventure humaine. »

Ce pastiche de la fin du roman La Peste de Camus me permet de conclure ainsi cette réflexion : « le bacille de la censure ne meurt ni ne disparaît jamais ». L’impunité de l’art n’assure pas son immunité, certes, mais elle constitue la mesure d’hygiène publique de base pour que le bacille ne paralyse pas l’artiste.

 

 

 

« L’arbitre, dans la présente situation, est la conception que l’on se fait de l’autonomie artistique

(dont la seule limite me semble être ce qui est d’emblée judiciarisé).

Et la mienne est assez nette là-dessus :

laissons l’œuvre, laissons le créateur tranquilles. »

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