De l’inspiration à la rencontre de l’autre

Dès le début de mes études en andragogie, j’ai été fascinée par le modèle de David Kolb[1], le processus d’apprentissage expérientiel chez l’adulte. Lors de ma première participation au comité éditorial de l’Alinéa, j’ai spontanément situé le thème retenu, nos sources d’inspiration, à la première étape du processus d’apprentissage que j’ai décrit à l’équipe. Dans l’enthousiasme soulevé, on m’a proposé de partager ma réflexion dans ce numéro.

J’ai construit mon texte en deux parties. Je dépeins d’abord le fabuleux processus d’apprentissage de David Kolb que j’illustre à partir de mon expérience de création de cet article. Je l’applique ensuite, en toute liberté, à ma vision du processus de création littéraire. L’inspiration traversera les quatre étapes du processus d’apprentissage expérientiel jusqu’à sa pleine transformation et son arrivée dans le monde.

1. Le processus d’apprentissage expérientiel

Ce modèle dynamique de David Kolb s’inscrit dans un cercle qui se déploie en sens horaire. À midi, l’expérience concrète. L’adulte vit une expérience qui génère une question, une préoccupation ou un déséquilibre. C’est en quelque sorte la bougie d’allumage de l’apprentissage. Une étape cruciale et nécessaire. Sans elle, pas d’apprentissage significatif. Par exemple, comment formuler à mes pairs ma perception des similarités entre le processus de création littéraire et le processus d’apprentissage expérientiel de David Kolb?

À trois heures, l’observation réflexive amène naturellement l’adulte en mode observation. Sa curiosité l’invite à chercher dans son expérience ou dans l’environnement des éléments susceptibles de jeter un éclairage sur sa préoccupation. Il s’agit d’un mouvement dynamique où toute information pertinente stimule la réflexion et alimente la recherche de la personne dont l’expérience est en voie de transformation.

À cette étape, je scrute mon expérience de création littéraire pour voir comment elle résonne avec le processus d’apprentissage expérientiel. Je questionne mes pairs et je discute de ma question, issue de l’étape précédente, avec des interlocuteurs du milieu de l’éducation et du milieu littéraire. En consultant un extrait de l’ouvrage de Kolb, je découvre qu’il a déjà soulevé des similarités entre le cycle de l’apprentissage expérientiel et d’autres modèles conceptuels telles la recherche scientifique, la résolution de problème, la prise de décision et la création. Mon intuition n’est pas originale, mais elle est fondée. Je n’ai cependant rien trouvé de plus élaboré concernant ces similarités dans l’ouvrage de Kolb.

La troisième étape, à six heures, permet à l’adulte d’obtenir une réponse à sa question initiale. La conceptualisation abstraite est une étape effervescente lors de laquelle la personne qui apprend construit un concept qui s’inscrit dans son expérience. Elle y donne un sens et ajoute à sa compréhension du monde et d’elle-même.

Ici, je découvre le concept qui a du sens pour moi. J’ai une réponse claire à ma question initiale de la première étape, l’expérience concrète. Je vois comment je vais procéder pour créer mon article. Je sais qu’il ne sera pas facile de concilier la création littéraire et le modèle conceptuel de Kolb. Ma perception à ce sujet est que les auteurs reconnaissent qu’ils ont leur propre processus de création littéraire, que ce dernier est foncièrement individuel. Mon hypothèse, appuyée sur les observations de Kolb, est qu’il existe un processus universel. Mon concept : présenter, dans un premier temps, le processus d’apprentissage expérientiel et y inscrire ensuite ma vision du processus de création littéraire. Pour cette seconde partie, je choisis d’utiliser « nous » parce que j’ai l’espoir de rejoindre d’autres auteurs dans ma vision de ce processus universel qui peut prendre autant de formes qu’il y a d’auteurs.

L’apprentissage demeure incom­plet si l’adulte ne passe pas à l’expérimentation active, dernière étape du processus, à neuf heures. Celle-ci l’invite à agir pour expéri­menter ou vérifier sa compréhension des concepts élaborés à l’étape précédente. C’est l’étape de la réalisa­tion, de l’interaction avec l’environ­nement et de la vérification.

À cette étape je m’engage résolument dans la rédaction de mon article. Pendant sept jours, je construis un texte fidèle au concept élaboré à l’étape précédente. Après plusieurs corrections et ajustements, je l’envoie au comité éditorial. J’obtiens une première réaction favorable. On me suggère d’insérer un schéma et des exemples dans la première partie afin de faciliter la compréhension du processus de Kolb. De plus, j’ai une discussion avec une andragogue qui 

a enseigné la théorie et l’application de ce processus pendant plusieurs années, dans le cadre de la formation des maîtres. Elle considère que mon texte, dans la seconde partie, manque de clarté au regard de l’application du modèle de Kolb au processus de création littéraire.

Je remets donc sur le métier mon ouvrage qui pourra, à la lumière de ces commentaires, devenir plus limpide et atteindre mon objectif : rejoindre mes pairs. Pour illustrer le processus d’apprentissage, je crée un schéma et ajoute des exemples issus de mon processus de création de cet article. Je clarifie, dans la seconde partie, mon intention ludique et mes choix d’auteure. Je retournerai vers mes premiers lecteurs afin d’en arriver à une version optimale et je veillerai à demeurer loyale à mon inspiration. Je porte l’espoir d’être lue, de rejoindre mes pairs et d’engager un dialogue avec ceux et celles qui le souhaiteront.

Lorsque ce cycle est complété, l’adulte peut en commencer un autre. Son expérience, transformée par le processus, aura créé un apprentissage significatif qui donnera lieu, à son tour, à une autre expérience concrète (une question) génératrice d’un nouvel apprentissage (une réalisation).

Ceci est particulièrement vrai en création littéraire. En effet, à cause de sa complexité et de sa durée, le processus créatif peut donner lieu à plusieurs cycles d’apprentissage successifs, entre l’inspiration de l’auteur et la publication de son œuvre. Dans cet article, pour faciliter la compréhension, j’ai choisi de faire passer le processus de création littéraire dans un seul cycle de l’apprentissage expérientiel, m’accor­dant une certaine liberté dans l’application du modèle conceptuel. Je m’en excuse auprès de monsieur Kolb. Je vous invite donc à fouler le terrain de jeu de mon inspiration que je ferai voyager à travers les quatre étapes du processus d’apprentissage expérientiel.

2. Ma vision du processus de création littéraire

L’expérience concrète, le lieu privé et foncièrement subjectif des créateurs que nous sommes, ne cesse de se déployer au profit de notre développement qui se manifeste par notre tendance à l’actualisation. C’est la zone sauvage où naît l’inspiration, le premier pas dans la transformation promise. L’émergence progressive ou brutale d’un état de déséquilibre issu d’une faille, d’un conflit non résolu ou d’une question restée sans réponse, nous propulse dans une quête.

Sans encore en être tout à fait conscients, nous recherchons un apaisement à une tension interne. Ici, il y a urgence d’écrire. Que voulons-nous mettre au jour ? Quelle est cette source neuve qui cherche un passage ? Cette voix qui appelle ? Cette expérience douloureuse en mal de sens ?

Nous voilà lancés comme des chiens flairant une proie, possédés par notre inspiration jusqu’à ce que nous ayons quelque chose à nous mettre sous la dent. Nous sommes en pleine observation réflexive.   Portés par notre obsession, nous puisons dans notre expérience et dans l’environnement tout ce qui nourrit notre inspiration pour lui donner forme et consistance. Notre lieu d’écriture se transforme en caverne d’Ali Baba. Nous exhumons du placard de vieux cahiers d’écriture, des carnets de voyage; du fond d’un tiroir, une feuille froissée d’insomnies, une suite de poèmes inachevée, un début de roman dont le personnage nous harcèle encore. Nous rappelons des souvenirs qui sentent maintenant. Un rêve nous colle à la peau. Une rencontre impromptue, une œuvre d’art, un livre, toutes les propositions du hasard entrent en résonance avec notre impitoyable inspiration. Nous appréhendons le monde et allons à sa rencontre avec elle sous le bras. C’est l’étape nécessaire de la divergence, du désordre créatif. Nous pataugeons dans la boue jusqu’à ce que le soleil se lève.

À travers le brouillard de l’étape précédente se dégagent une forme, un mouvement, une harmonie subite. Nous saisissons la direction du désir qui nous émeut. Comme si notre inspiration trouvait son delta. Nous tenons quelque chose. C’est la conceptualisation abstraite, l’étape fulgurante de la convergence. Nous traçons les grandes lignes de l’œuvre en gestation, ou peut-être se tracent-elles d’elles-mêmes. Les éléments désordonnés d’hier prennent leur place, un ballet orchestré par nulle autre que notre loyale inspiration. Un thème apparaît avec toute sa densité, un concept nous étreint, le cœur de notre projet bat dans nos veines. Nos mains, tout à coup intelligentes, retiennent les éléments essentiels à l’œuvre et abandonnent les autres. Tout converge pour répondre à la quête initiale ordonnée par l’inspiration. À cette étape, notre projet littéraire est né. C’est l’euphorie suivie du défi ultime : l’expérimentation active.

Cette étape est celle de la réalisation. Nous nous engageons dans l’écriture, la nichons dans notre vie quotidienne. Malgré les obstacles fréquents à ce stade, nous mobilisons nos ressources afin que notre projet se déploie et parvienne à maturité. Nous revisitons le processus à chaque fois que nous prenons la plume ou le clavier. Nos doutes, retours en arrière et changements de cap en témoignent. Tôt ou tard, notre inspiration se fraie un passage et nous indique la voie. Nous naviguons jusqu’à destination, le manuscrit.

Combien d’écrivains s’arrêtent ici, dans l’antichambre de la pleine réalisation de leur art, avec, sur les genoux, un manuscrit qui ne naîtra ni ne grandira dans le monde ? S’engager jusqu’au bout dans le processus d’écriture suppose une interaction avec l’environnement. N’est-ce pas là que notre effort de création prend tout son sens ?

Quoi que nous écrivions, nous désirons être lus pour engager un dialogue, pour valider dans la collectivité notre expérience singulière. Nous espérons un écho, une résonance qui ne relève plus du concept, mais du contact. Est-ce que notre œuvre trouve un sens en dehors de notre expérience ?

Nous allons à la rencontre de l’autre, accueillons les réactions et commentaires de nos premiers lecteurs, attendons une réponse d’une maison d’édition. Savons-nous composer avec la critique de nos pairs ou le verdict de notre éditeur pour enrichir notre œuvre à travers le patient travail de réécriture ? Dans le labeur obsessif du peaufinage, protégeons-nous le sens originel de notre œuvre ? Quelle place occupe notre muse, l’inspiration qui nous a lancés dans l’aventure ?

Jusqu’où va cet échange ? Comment traversons-nous cette imprévisible étape de la reconnaissance par l’autre de qui nous sommes ? De ce que nous avons exhumé dans notre expérience, reconstruit dans notre quête et exposé au regard d’autrui ?

Quelle que soit la façon dont nous passons à l’action pour rejoindre nos semblables, nous souhaitons à cette étape, que notre œuvre respire sans nous, qu’elle circule dans les veines d’au moins une autre personne, qu’elle porte un sens original pour cet autre que nous rejoignons à travers l’espace et le temps.

Et, au-delà des résultats de notre aventure, sachons que nous sommes à jamais transformés par le processus de création qui nous a fait voyager de l’inspiration à la rencontre de l’autre.

 

Marie Sirois se passionne pour l’écriture depuis toujours. Andragogue et conseillère d’orientation, elle partage son temps entre la famille et ses passions : le travail, le plein air et l’écriture.

 

[1] KOLB, David A (1984). Experiential Learning : Experience as the Source of Learning and Development, Upper Saddle River, Prentice-Hall, 256 p.


« La grandeur des actions humaines se mesure à l’inspiration qui les fait naître. »
Louis Pasteur


 

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