Que s’est-il passé cette nuit-là, alors que je déambulais
dans Paris, en fredonnant : Sous le pont Mirabeau coule la
Seine et nos amours, faut-il qu’il m’en souvienne ? Qu’avais
je bu pour sombrer dans les eaux glacées de la Seine, en
plein novembre pluvieux et frisquet ? Je tanguais, ma tête
tournait et puis…
Lors de mon réveil, l’infirmière m’a raconté qu’un passant
m’avait trouvée inerte à proximité du pont Mirabeau, aux
aurores. Il avait communiqué avec le Samu et alerté le
voisinage. Alitée, je me suis mise à examiner mon corps
couvert d’ecchymoses, de bandelettes, le bras suspendu,
la voix à peine audible, la bouche pâteuse, bref j’étais dans
un piètre état.
La travailleuse sociale m’a bombardée de questions :
« Qui êtes-vous ? Votre nom ? Votre prénom ? » Olga, peut
être. Je n’en étais pas certaine… Était-ce plutôt celui
de ma jeune sœur ? De ma fille ? De ma cousine ? De ma
mère ? Pourquoi Olga ? Et si c’était Marika plutôt ? « Votre
date de naissance ? Votre adresse ? Votre pays d’origine ?
Votre âge ? » J’avais beau fouiller dans ma mémoire aux
souvenirs enterrés, je n’y trouvais que de l’ombre, des
nuages, surtout une épaisse brume. Tout y était gris. Celle
qui était à mes côtés a vainement tenté de me ramener
à mon ancienne vie. Elle m’a demandé ce que je faisais
à Paris, pour quelles raisons j’y étais. « Seule ou en
compagnie ? Depuis quand ? »
À son grand étonnement, je me suis mise, soudainement,
à lui répondre en anglais et en allemand. Je glissais même
des mots en espagnol, m’a-t-elle dit par la suite, comme
si mon cerveau traduisait tout dans une autre langue. La
pauvre intervenante était dépassée. Elle a fait appel à un
neurologue, puis à un psychiatre. On m’a diagnostiqué un
trouble de la parole, à la suite d’une vilaine chute causée,
semble-t-il, par une drogue que j’avais ingérée, à mon
insu. Voilà où j’en étais arrivée. Au fil des rencontres, j’ai
réussi à dire que je venais de la République Tchèque.
L’Ambassade est parvenue à m’identifier, car mon
passeport avait été retrouvé, par une passante
bienveillante, le long des berges du fleuve. C’est ainsi que
j’ai su que mon nom et prénom étaient Kveta Dvorak, que
j’étais une artiste graveure, née en juin 1945, à Prague.
PAR SUZANNE POULIOT
Ces informations lacunaires ont éveillé en moi des bribes
de souvenirs dont mon départ précipité pour Paris,
au début novembre. J’étais partie à la rencontre d’un
amoureux, disparu lors du Printemps de Prague. Voilà
qu’il surgissait. Il réclamait mon aide, alors que je le
croyais mort depuis fort longtemps. La joie ne vient-elle
pas toujours après la peine ?
Le soir de ma chute, en traversant le pont mythique, je
me suis souvenue avoir chantonné les vers d’Apollinaire
que nous avions partagés, plusieurs heures plus tôt.
Le jour de nos retrouvailles euphoriques, nous avions
parcouru le pont des Arts, mais aussi le pont de l’Alma,
le pont Alexandre III, le pont de Sully situé à deux pas
de la cathédrale Notre-Dame, pour nous attarder plus
longuement sur notre préféré, le pont des Soupirs, sur
lequel nous avons dansé. Plus tôt, nous avions fait un
saut à la librairie du Pont traversé, dédiée aux livres rares,
avant de nous engouffrer dans un bar.
Pour une raison inconnue, Oleg a quitté, brusquement, la
table où nous étions attablés, après avoir reçu un appel qui
visiblement l’avait bouleversé. Il m’a dit, haletant, qu’il
me rejoindrait à l’hôtel. Toute la soirée, il avait évoqué
son passé dramatique me décrivant la folie totalitaire des
Russes au pouvoir. Il peinait à raconter cette période de
sa vie, entrecoupée de silences. « J’ai nagé parmi les corps
qui flottaient, dans le fleuve ensanglanté » répétait-il, le
regard hagard.
Soudainement, de nouvelles questions de la travailleuse
sociale ont fait surgir des fragments douloureux et
tragiques de la fin août 1968. J’avais l’impression que ma
tête était pleine de tessons. Je lui ai dit que ce printemps
là, en pleine euphorie, Oleg m’a annoncé rejoindre ses
concitoyens en liesse. Quelques jours plus tard, ses amis
m’ont raconté qu’au moment où il s’est engagé sur le pont
Charles, il y a eu un bruit sourd, puis des bruits de plus
en plus lourds et inconnus. Aussitôt, la ville a cessé ses
activités. Les premiers chars d’assaut russes sont entrés
dans la ville. Lors des terribles premières heures, un jeune
étudiant s’est badigeonné le corps d’essence. Devant les
tanks alignés, sur la Place Wenceslas, les canons pointés
vers la foule, il a craqué une allumette et s’est jeté en
20
feu sur les tanks immobilisés. À la suite de K., d’autres
jeunes dont mon fiancé ont protesté, toujours au nom de
la liberté. Pendant de nombreux jours, les affrontements
cruels et sanguinaires se sont poursuivis entre les troupes
russes et les Pragois qui refusaient qu’on leur retire
brusquement, et, sans appel, cette liberté conquise par
Alexandre Dubcek, figure de proue du Printemps de
Prague.
— Que s’est-il passé par la suite ? a insisté la travailleuse
sociale.
— Pendant cette fin atroce, j’ai perdu la trace de mon
amoureux. À la fin du mois, de nombreux corps flottaient
dans le fleuve ensanglanté Vltava alors que des populations
entières fuyaient toujours plus vers l’Ouest. C’est dans un
tel bain de tueries, d’arrestations et de dénonciations, que
s’est terminé, brutalement, pour moi et pour des millions
d’hommes et de femmes le ‘Printemps de Prague’.
Au fil des nouvelles questions, j’ai revécu, par à coup,
cette tragique période.
Terriblement affligée, chagrinée, bouleversée, par mes
souvenirs, j’ai compris que j’avais perdu pour une
deuxième fois celui qui m’avait appelée à son secours.
Épuisée, ravagée par cette douloureuse plongée dans
ce passé traumatique, je me suis assoupie et j’ai rêvé au
merveilleux pont Nikaidô, que j’ai enjambé à maintes
reprises lors de précédents séjours au Japon, m’éloignant
ainsi des ponts dramatiques que j’avais traversés les
derniers mois. La rivière murmurait, comme si elle
chantonnait, sans doute parce que les jours s’en vont…
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