Je m’assieds devant la page déserte. Les ténèbres frôlent la surface de mes pensées, qui ne sont, pour l’instant, qu’un abîme. Pour provoquer la création, j’invoque le souffle divin qui plane à la surface des eaux de l’esprit : « Que le premier mot soit ! » Et quelques lettres s’enchaînent sur l’écran. Un modeste pronom, mais je sais que cela est bon. Je me laisse porter par l’impulsion. Je sépare la lumière des ténèbres, mes idées s’orientent, se classent. Il y a désormais une phrase. Un paragraphe.
Je proclame ensuite : « Qu’il y ait un récit ! » D’un coup, la danse des images devient moins confuse. Les eaux de la mémoire se jettent dans celles des expériences. Les lectures passées et les savoirs anciens se mêlent aux faits vécus. Tout un enchevêtrement croît, paraît rechercher le chemin du sens, comme des lianes qui essaient de se lier pour vaincre les hauteurs et conquérir la canopée. Enfin, une clarté. Un ordre. Un filon qui, je le pressens, mène à une réserve suffisante de rebondissements. Voilà. Il y a maintenant l’essence d’une amorce, d’une suite d’événements, d’une chute.
Un désir, ou plutôt un commandement s’échappe de mes lèvres : « Qu’un personnage apparaisse ! ». Il en est ainsi. Je vois sa physionomie particulière, ses yeux pers et fuyants, son crâne rasé, sa barbe courte, ses fines lunettes qui s’appuient au milieu de son nez et cette manie de se gratter derrière l’oreille droite. Sa texture devient de plus en plus nette. S’arrime à lui une personnalité, un caractère rehaussé par de petits détails de son anatomie. Plus il sort du néant, plus se construit sa vie. Un passé cohérent, mais non dénué de zones d’ombres et de secrets, vient se greffer à un présent qui, du premier abord, semble anodin. Sans histoire. Et pourtant, tout un potentiel de ramifications, encore obscures, flotte autour de lui. Je vois que cela est bon. Je le crée à mon image, certes, mais il n’est pas moi. Il m’apparaît déjà avoir son propre souffle, j’entends presque le battement de son cœur. Au plus profond de mon être, quand sa consistance me paraît enfin vraisemblable, je lui confie ce souhait : sois prolifique, remplis mon œuvre et domine-la, à toi de vivre avec tout ce qui remuera dans la fiction.
Ensuite, je dis : « Que tout un monde l’entoure : qu’apparaissent de l’herbe qui rend féconde sa semence, des arbres fruitiers et des animaux vivants et grouillants dans les eaux, dans les airs et les brousses, des villes sombres et gluantes, des campagnes bucoliques ou maléfiques, des édifices staliniens, des châteaux d’Écosse, des tours babyloniennes, des pyramides aztèques, des inframondes, des planètes hostiles, des murs de Chine, des forêts glaciales ou des plaines arides ! » Et tout un univers enveloppe subitement le personnage, dans lequel il se met à s’aventurer à tâtons, comme l’enfant qui effectue ses premiers pas. Il arpente les déserts, gravit les montagnes, traverse les océans et s’engouffre, coiffé d’un haut-de-forme, à bord d’un zeppelin frémissant. Je vois que cela est bon.
À ce moment, je commande : « Que d’autres personnages prennent forme ! » Tout à coup, une femme mystérieuse, porteuse d’une terrible nouvelle, surgit de derrière un rideau de mousseline. Un homme louche à l’accent puissant observe la scène depuis son balcon. À la fenêtre d’un hôtel, une jeune fiancée trempe ses lèvres dans une coupe de champagne. Sur le trottoir, un retraité jovial salue l’itinérant qui repose sur un carton, un chien bigarré recroquevillé contre ses jambes. À l’intersection, le policier qui dirige la circulation arbore un air exaspéré. Entre les nuages, à l’insu de tous, un étrange véhicule volant enfile des vrilles de haut en bas. S’ajoutent à cette scène encore mille autres individus, chacun ignorant pour l’instant le rôle qu’il aura à jouer dans l’histoire.
Enfin les mots, les phrases, le protagoniste principal, ses alliés et ennemis, tous les visages anonymes et toute la série d’obstacles qu’il doit franchir sont achevés. Les pages sont bien remplies. À la septième heure de travail, je sens que la fin approche. Quelques mots à rajouter, tout au plus. Toute l’œuvre s’est orchestrée soumise au gré du tapotement de mes doigts sur un clavier. Il ne me reste qu’à relire et peaufiner. Je bénis cette septième heure et tout le texte que j’ai créé, car telle est la naissance de mon récit.
Jason Roy est écrivain et enseigne la littérature au collégial. Il détient un certificat en création littéraire, un bac en études littéraires et une maîtrise en études françaises. Dans sa pratique d’écriture, il se spécialise dans le texte court et la nouvelle. Il est régulièrement publié dans des revues littéraires québécoises ou françaises.
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