Jouer sa vie : l’art de passer dans le beurre, par Antonin Marquis

Almotasim, R. (2024). Jouer sa vie : l’affaire KEB, (M.-A. Dumont, Trad.). Éditions de l’Homme.

François Gagnon écrit que la biographie Jouer sa vie  : l’affaire KEB (version française de Living on the edge : the weirdest hockey story ever), de Ray Almotasim, est «  un grand livre et une histoire importante. Une histoire importante en raison de l’écho médiatique sans précédent de «  l’affaire KEB  », qui a fait des vagues bien au-delà du monde du hockey. Cette histoire tragique, un brin mystérieuse, est habilement racontée par un journaliste qui n’a rien à envier à un Dany Laferrière. » La veille, Mathias Brunet avait écrit dans La Presse qu’il « fallait mettre ce livre entre les mains de tous les joueurs de hockey de la province » – remarque reprise le jour même par J.C. au 98,5. Essentiellement, les intervenants du monde du hockey saluaient la valeur édifiante, par la négative, du récit du défenseur étoile Kevin-Édouard Béliveau, surnommé KEB par le grand public. Ils avaient bien raison, et c’est justement ce qui pose problème, selon moi, avec l’approche d’Almotasim.

La biographie, publiée quelques mois après le décès malheureux de son protagoniste, a été un vrai phénomène de librairie; en quelques semaines, on en était à une troisième réimpression. Certains intellectuels y ont vu la manifestation du voyeurisme débridé du grand public, mais quiconque n’entretient pas de vaniteux préjugés à l’endroit du sport comprend que ce récit a de quoi intriguer, ne serait[1]ce qu’en raison de son étrange conclusion. L’histoire a fait le tour de la planète et les droits du livre ont déjà été acquis à New York et à Londres. Il faut dire que le récit est assez bien ficelé; Almotasim évite l’écueil d’une narration omnisciente pour recourir à un « Je » beaucoup plus personnel et il utilise le fil narratif de sa relation avec KEB pour structurer son récit. À partir de cette trame, il se permet plusieurs retours en arrière pour évoquer l’enfance et les années d’apprentissage du protagoniste. L’auteur a pour ce faire conduit plusieurs entrevues avec des coéquipiers, des entraîneurs, des gérants d’équipement (source intarissable de potins sportifs), les parents adoptifs de KEB et, bien sûr, quelques sources anonymes.

Il raconte ainsi, de l’intérieur, les principales étapes de la carrière de l’énigmatique défenseur  : son repêchage par le Canadien, ses premiers coups de patin dans la LNH, sa prédilection pour les bâtons de bois, sa participation surprise au match des étoiles, sa nomination en tant qu’assistant[1]capitaine, puis la perte de vitesse post-COVID, les problèmes conjugaux, les controverses médiatiques, le flirt avec le complotisme, l’isolement en Mauricie et les démêlés avec la justice. Il aborde aussi des aspects moins connus, plus humains  : son séjour idyllique à Rouyn-Noranda dans le Junior, son leadership discret mais marquant, sa relation amoureuse atypique avec l’influenceuse militante Lydia Grosjean, etc. Le livre est bien documenté et saura plaire aux amateurs d’anecdotes sportives. Le style est plaisant, quoiqu’un peu journalistique – l’abus de phrases courtes finit par être agaçant.

Somme toute, Almotasim raconte le bon vieux récit d’une chute : après avoir obtenu la gloire, la célébrité, la reconnaissance, un individu tombe dans la disgrâce et on l’observe, horrifiés mais fascinés, perdre ce qu’on rêve d’acquérir un jour. Cette chute est d’autant plus impressionnante quand elle est précédée d’une ascension fulgurante. On assiste donc à l’ascension de KEB vers l’élite de la LNH, une success story à l’américaine qu’Almotasim tempère en expliquant que le protagoniste est resté simple, mais pas assez pour éviter la punition  : ayant fait preuve d’hybris, il devait payer. L’auteur fait de la vie de KEB un contre-exemple, le récit d’un homme qui a eu les yeux plus gros que la panse et qui a fini par craquer, victime de lui-même et des pressions imposées par le sport professionnel. Il n’a pas complètement tort, mais sa version est simpliste. Une biographie ne devrait-elle pas faire le contraire, montrer toute la complexité d’une existence qui aurait pu être différente ?

Si je me montre sensible à cette question, c’est que la vie de KEB me fascine depuis que j’ai 15 ans : je n’arrive ni à l’expliquer, ni à la résumer en un fil narratif clair. Par exemple, en 2022, un an avant que tout dérape, KEB donnait une généreuse entrevue à Almotasim, l’invitant dans son domaine en Mauricie. Dans son article The Mystic of Mauricie : on the “aura” of KEB, le journaliste écrivait : « Verres fumés, t-shirt tie-dye. Son poupon dans les bras. Il semblait heureux. Genre, vraiment heureux.  » (Almotasim, 2022) À peine deux ans plus tard, l’auteur revient sur ce moment pour commettre un retcon : une modification d’événements passés pour respecter une continuité rétroactive. Il écrit ainsi : «  Derrière les apparences, quelque chose clochait. Une étrangeté que je ressentais déjà à l’époque, mais sans pouvoir l’identifier. Et qui m’est tombée dessus alors que les mauvaises nouvelles s’empilaient. Ça n’avait pas de sens. Mais ce n’était pas surprenant. » (Almotasim, 2024, p. 420) Bref, cette biographie succombe à la tentation de lire une vie terminée comme si sa fin était prévisible à chaque étape de celle-ci : si on avait été attentif, on aurait pu éviter le pire… Ce qui est évidemment faux.

Pourquoi ne pas embrasser les contradictions des individus, plutôt que de chercher à les éliminer? Se pourrait-il que KEB ait réellement été heureux quelques mois avant la dérape qui le mena à sa mort? Si oui, que peut-on en conclure? Autre exemple : Almotasim répète tout le long de son livre que pour KEB, le hockey était « plus qu’un jeu ». Pourtant, il évite de mentionner un match de 2018 à Toronto : alors qu’il portait un micro sur son équipement, KEB s’était porté à la défense de Jake Evans, victime d’un coup sournois à la tête, et avait lancé à l’assaillant « it’s just a fucking game, asshole ! » Par la suite, en conférence de presse, il avait naïvement répété, les yeux rougis d’émotion, qu’il ne comprenait pas cette tentative gratuite de blesser son coéquipier : « On joue au hockey, hostie, on guérit pas le cancer!»

Bref, malgré ses qualités, la biographie d’Almotasim donne des réponses alors qu’elle devrait poser des questions. Pourquoi s’était-il retiré dans son domaine mauricien pendant la pandémie ? Pourquoi Lydia l’avait-elle quitté, et qu’y fit-il après son départ ? Que conclure des rumeurs selon lesquelles il aurait été aperçu à l’aéroport de Lima quelques semaines avant de couper toute communication avec le monde extérieur? Pourquoi faire clôturer son terrain ? De quelle nature étaient ces hurlements supposément entendus par certains voisins pendant la nuit ? Et surtout : s’était-il vraiment asséné lui[1]même les 52 coups de couteau qui l’ont tué

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