Je reviens de l’école et fidèle à mes habitudes, je pars
chercher le courrier. Il pleut tellement aujourd’hui que
j’ai de la difficulté à garder le contrôle de ma bicyclette.
La pluie s’accumule aux bords de route, je dois rouler au
milieu de la rue. Sur le pont, l’eau tombe sans regarder
derrière. Une fois arrivé à la boîte aux lettres, je sors mes
clés. J’en possède trois. Celle de la maison, celle de la
boîte aux lettres et celle du cadenas pour mon vélo. Je
me dépêche. En entrant dans la maison tantôt, j’ai senti
l’odeur de la lasagne dans le four, elle devrait être prête à
mon retour. Je dois toujours faire signe à ma mère que je
suis revenu de l’école avant d’aller chercher le courrier.
C’est elle qui l’exige… Mais l’an prochain, j’aurai neuf ans,
je vais tenter de négocier cette règle.
Il n’y a qu’une lettre. Elle est étrange. L’enveloppe
est brune, carrée et mon nom est inscrit sur le dessus.
Plusieurs timbres sont collés, jamais je n’en ai vu autant
sur une lettre. De la ficelle de jute entoure l’enveloppe.
Un tour à l’horizontale et un à la verticale. Les deux bouts
viennent se rejoindre en formant une boucle. Ma mère
me laisse toujours ouvrir le courrier pourvu que je sois
avec elle, mais cette lettre a mon nom dessus. Je pense
bien avoir le droit de l’ouvrir. Je la dépose dans mon sac
d’école et me dirige au parc à côté.
Une fois rendu dans la glissade, à l’abri de la pluie, j’ouvre
l’enveloppe. Il y a une lettre, pliée en deux. Lorsque je
l’ouvre, je vois quelque chose tomber et glisser jusqu’en
bas. Je me lance à sa poursuite. Mon sac d’école dans
une main, la lettre et l’enveloppe dans l’autre, je sors du
tunnel et aperçois deux photos sur le sol bouetteux du
terrain de jeux.
La première que je vois est celle d’une enfant. Elle semble
un peu plus âgée que moi. La fille marche sur mur de
brique et semble maintenir son équilibre comme les
personnes qui marchent sur de longs fils au cirque. Son
bras gauche est levé à la hauteur de ses épaules, tandis que
l’autre est au niveau de sa hanche. Ses pieds sont nus. On
ne voit que le bout de ses orteils dépassant de sa longue
robe jaune. Les tresses de la fille semblent lui arriver au
milieu du dos, on les voit déborder du côté où sa main est
plus basse. Elles sont floues. Elle sourit. Derrière elle se
trouve quelques arbres, grands et pleins de feuilles vertes,
et le coin d’une maison cachant une partie du soleil.
Je trouve qu’elle me ressemble. Sa petite oreille gauche
est identique aux miennes. Son nez semble s’élargir à
cause de son sourire. Ce sourire… Il est à moi. Ma mère
me dit toujours qu’il est particulier. Je cache mes dents du
bas avec ma lèvre. Elle dit que ça me donne les airs d’un
écureuil. Ses yeux sont petits et regardent droit devant.
Tout droit sur moi.
Sur la deuxième photo, je reconnais la même fillette,
mais plus jeune et accompagnée d’un petit garçon. Est-ce
moi ? Avec ma mère, je regarde souvent les photos de moi
lorsque j’étais plus jeune. Certains clichés ont été pris
lorsque j’étais encore à Haïti. Le petit garçon sur cette
image est le même que celui dans l’album de ma mère.
C’est moi ! Je porte le même habit que sur la photographie
que ma mère a collée sur le réfrigérateur. Un short beige
avec un chandail blanc et une veste verte par-dessus. À
l’arrière de la photo dans la cuisine, il est écrit : Brice, un
an et dix mois.
Nous regardons souvent des photos ma mère et moi,
nous ne sommes que nous deux. Mes parents m’ont
adopté quelques mois avant mes deux ans et mon père
a fini par partir… Ma mère travaille à la maison. Elle est
coiffeuse. J’aime bien m’asseoir dans les marches et la
regarder laver, teindre et couper les cheveux. Parfois je
l’aide en découpant des morceaux de papier d’aluminium,
à condition d’avoir terminé mes devoirs.
Durant une fin de semaine ma mère et moi avions
peinturé ma chambre aux couleurs d’Haïti. Elle avait pris
14
deux jours de congé. Cela n’arrivait qu’à l’occasion. Il
fallait bien qu’elle travaille pour payer les factures que je
lui apportais…
Je dépose la lettre et l’enveloppe dans mon sac d’école,
ainsi que les deux photos. J’ai faim et je suis déjà mouillé
de la tête aux pieds. J’embarque sur mon vélo et retourne
à la maison, mais je m’arrête sur le pont. L’eau me semble
peu accueillante, elle se cogne violemment contre les
rochers comme les idées qui se bousculent dans ma
tête. Je suis la rivière. J’y lance les photographies et
l’enveloppe, et reprends ma route. Je déteste le chemin du
retour. La pente est dure à monter. Je ne suis pas encore
capable de pédaler jusque chez moi. Je finis toujours par
terminer le trajet à la marche. Aujourd’hui, la montée me
semble encore plus difficile qu’à l’habitude. La rivière en
moi continue de faire des vagues.
Une fois arrivé chez moi, ma mère me demande pourquoi
ça m’a pris autant de temps. Je lui réponds que la chaîne de
mon vélo a débarqué. Elle m’attendait avec une serviette
et des vêtements de rechange. J’aperçois, par-dessus son
épaule gauche, mon assiette prête et qui m’attend à ma
place habituelle sur notre petite table à deux places. La
lasagne est mon repas préféré.
— Est-ce qu’il y avait du courrier ?
Je regarde le sol. Mes chaussures mouillées ont laissé une
marque plus foncée sur le tapis d’entrée.
— Non…
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