LA GUERRE N’EST PAS TOUJOURS DÉCLARÉE

Le soleil écarte les branches de l’amandier et vient se poser en taches lumineuses sur la ruelle. Je marche sans aucune volonté, laissant mes pas me diriger. Je scrute un instant le ciel bleu, strié de nuages blancs. Il n’y a pas l’ombre d’un oiseau à l’horizon. Ils ont tous déserté le quartier. J’ai gardé leurs symphonies dans ma tête pour assourdir le bruit des balles qui chantent à longueur de journée.

J’ai envie de me défaire de moi-même, d’être autre, ailleurs, mais la réalité revient toujours me tirer par l’entrejambe. Je secoue légèrement la tête pour me débarrasser de mes sangsues de pensées.

Autour de moi, c’est la désolation. Des maisons en carton ou en tôles rouillées et trouées, des taudis délabrés recouverts d’une poussière grise. Dans les ruelles et les corridors, des amas de débris s’accumulent : assiettes en polystyrène, bouteilles de jus vides en plastique, noyaux de mangues, semelles de chaussures qui bloquent les égouts et qu’on regarde flotter les jours de pluie.

Je m’arrête devant ma porte pour observer le va-et-vient d’une petite troupe de fourmis entre une fissure dans le mur et une pourriture par terre. Sur la gauche, dans un dédale de corridors qui s’entrelacent et se succèdent, le petit Dodo pleure comme à l’ordinaire, la morve coulant de son nez. En face de moi, la porte de Dieuseul reste fermée. Une crasse gommeuse s’y est accumulée depuis longtemps. Dieuseul est parti comme tant d’autres. Il ne reviendra pas. Moi, je préfère mourir ici chez moi plutôt que d’aller me faire humilier dans les pays étrangers. En attendant, je m’accroche à mes rêves d’un lendemain meilleur et paisible.

Ici, la vie pue le désespoir. Prisonnière de ce dépotoir de quartier, je suffoque dans la puanteur que dégagent des montagnes d’ordures. Je cherche mes failles dans la saleté environnante. Mon existence est le symbole d’un pari raté dans la quête d’exister. J’entends mes fêlures crier mon nom à tue-tête.

Le bastion du gang le plus réputé de la ville est à dix minutes de chez moi. Personne ne peut traverser ce quartier. Pas même la police. Ceux qui essaient sont chanceux s’ils se font kidnapper, mais ils ont beaucoup plus de chance de se faire éclater la cervelle. Quant à nous, pauvres âmes qui partageons cette cité maudite avec eux, nous sommes à leur merci.

Je tourne la clé dans la serrure puis je tire les deux battants de la porte. Je suis en proie à un insurmontable sentiment de dégoût à chaque fois que je mets les pieds dans ce taudis. Je referme la porte. À droite se trouve un interrupteur qui ne sert à rien car, la plupart du temps, il n’y a pas d’électricité. À côté de l’interrupteur, un peu plus haut, quelques cintres accrochés à des clous portent le peu de vêtements que je possède. À ma gauche, coincées contre le mur, deux chaises et une petite table branlante sur laquelle je laisse échouer mes rêves de poésie quand ma folie de vivre est trop lourde à porter. J’y dépose mon sac à main à côté de la tèt gridap, la petite lampe à gaz confectionnée à partir d’une boîte de conserve montée d’une mèche. À l’autre bout de la table, quelques vaisselles attendent un repas qui n’est presque jamais au rendez-vous.

Juste en face de moi, il y a le lit. Il ne rate pas une occasion de manifester contre ma maigre personne par coups de courbatures. Ce n’est pas un vrai lit. C’est plutôt un matelas à ressorts, recouvert d’un drap et posé sur quelques blocs, qui sonne l’étrange fanfare de ses vieux jours dans un grinçant concerto.

Au pied du lit, un petit réchaud en fer blanc avec une chaudière, patiente. Il n’y aura pas de repas encore une fois. Je vais devoir accommoder la faim dans mon ventre aux instruments à vent qui y jouent leur partition. J’ai cessé de saliver à la pensée de plats succulents, aux fêtes chez des amis, aux journées passées à se prélasser sur une plage. Fini. C’est fini le temps où la vie ouvrait les bras à notre jeunesse.

Je tire une chaise. Elle émet un petit bruit sec. Je m’assieds dessus, toisant le lit. Une prison. Voilà comment je devrais appeler ma maison.

J’ignore depuis combien de temps je suis là, assise sur cette chaise devant cette table branlante, perdue dans mes pensées. Statique comme ma vie. Soudain, un bruit sourd. Je sursaute. On dirait une détonation. Là, derrière ma porte. Je dresse l’oreille. Mon cœur bat à cent mille à l’heure. J’attends. Quelques secondes. Il ne se passe rien. Tout à coup, quelqu’un crie et tambourine sur ma porte. Il n’y a aucun endroit où me cacher. Je me plaque contre le mur. On frappe quelque chose de solide contre la porte. Peut-être une crosse de fusil. La porte grince, craque et s’ouvre tout grand. Des types portant des cagoules entrent en trombe. Je n’ose même pas crier. Quelqu’un m’empoigne par les cheveux, quelqu’un d’autre retient mes bras derrière mon dos. Ils ricanent. Leur haleine empeste l’alcool et la marijuana. L’un d’eux se met à me caresser les seins. Je crie. On me balance un coup de poing à la gueule. Le sang gicle de mes lèvres.

Ils me traînent à l’extérieur. J’essaie d’accrocher mes pieds à leurs jambes et aux roches, ça ne marche pas. Personne ne me vient en aide non plus. Je tente de mordre tout ce qui est à ma portée. Sans succès. Ils m’enfoncent dans une voiture qui démarre sur les chapeaux de roue.

Je suis kidnappée !

Dans la voiture, ils m’ont attaché les mains derrière le dos, puis ils m’ont mis un bandeau sur les yeux. Le trajet est long. Ils discutent entre eux, crient. Leur langage presque étranger est entrecoupé de mots anglais. Ils parlent d’armes de guerre, de recette, d’exécution. Je me fais petite pour qu’ils m’oublient.

Aux secousses qui me projettent de toutes parts, je comprends que la voiture entre sur une route en terre battue. Une barrière crisse. La voiture roule lentement puis s’arrête. Des portes claquent. On me traîne par le bras et on
me balance quelque part. Je ne tombe pas sur le sol, mais sur ce qui m’a l’air d’être un matelas sur le sol. La pièce sent la crasse et la pisse. Je ne veux pas penser à ce qui m’arrivera dans quelques minutes : ma chair écartelée, mon corps fracassé contre la vie, mon cadavre livré aux chiens…

Cela fait longtemps que je n’existe pas. Je ne suis que carcasse. Décombre humaine parmi les décombres. Mes pensées se retirent de moi, de l’endroit où je suis, de l’horreur. J’ai plutôt le mal d’écrire. Depuis mon enfance, les mots ont jeté l’ancre dans ma pensée : ils ne sont jamais repartis. Les mots, incrustés dans ma tête, tressent des aubes bleues et la mer sur mon destin. Si je ne sors pas d’ici, mes mots viendront s’affaler aux pieds du monde dans
leur symphonie de vagues chues.

Suis-je seule dans une pièce ou m’observe-t-on ? J’entends les nouvelles à une distance éloignée. Encore une de ces stations de radio qui parlent du pays et de nous. La présentatrice n’a pas un accent local. Elle nous décrit comme un peuple désespéré qui donnerait n’importe quoi pour aller vivre ailleurs. Pourtant, nous sommes nombreux à vouloir rester. Et ceux qui partent portent une part de cet ambigu pays avec eux comme on porte la gerbe précieuse de son souffle, attendant impatiemment le retour au bercail.

Moi qui suis restée au pays, je fais mienne cette guerre sur laquelle le monde entier a choisi de fermer les yeux. Cette guerre qui fait de nous les parias qu’on réfute, qu’on déporte tandis que d’autres sont accueillis à bras ouverts. Une manière de nous dire qu’à leurs yeux nous n’appartenons pas à la race humaine. Voilà pourquoi je n’irai pas porter ma misère au pas de leur condescendance.

Ceux qui vivent en dehors du pays ont une idée globale de la situation. Mais vivre l’horreur ce n’est pas pareil. Ici, nous flirtons avec la mort à chaque seconde, la peur aux tripes, nous demandant à quand la paix ou à quand notre tour. À Port-au-Prince, le contrat de vie est renouvelable toutes les vingt-quatre heures. Vivre ici, c’est se résigner à mourir et défier la mort en même temps. Si pour nous, vivre ici c’est l’enfer, vivre ici, avant tout, c’est
être chez soi. Aujourd’hui c’est à mon tour de vivre le cauchemar tant redouté. Je vois ma vie tournoyer comme une pièce de monnaie lancée en l’air. Y aura-t-il une main pour la rattraper ou tombera-t-elle par terre ? Pile ou face ?

 

Née en Haïti, Jeanie Bogart a vécu aux États-Unis où elle a mené une carrière d’interprète et d’écrivain. Elle a commencé à écrire à l’âge de quatorze ans et a publié plusieurs recueils de poèmes. Elle a remporté le premier prix de poésie en langue créole Kalbas Lò Lakarayib 2006 en Martinique. Ses poèmes ont été publiés dans plusieurs anthologies en France, au Canada, en Belgique et aux États-Unis. Elle poursuit présentement ses études supérieures à l’Université de Sherbrooke.

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