L’appel du vide

Ce jour-là, elle avait cessé d’exister. Son ombre seule
portait sa douleur. Dans quelques minutes, si elle
réussissait à se rendre au milieu du pont, elle se jetterait
dans le vide où les eaux grises du fleuve Saint-Laurent
l’avaleraient. C’était sa troisième tentative. À la première,
elle avait paniqué et rebroussé chemin avant d’arriver à la
courbe de l’île Sainte-Hélène. À la seconde, elle avait senti
la puissance du vent ébranler le tablier du pont Jacques
Cartier et le vertige avait eu raison de sa volonté. Cette
fois-ci, elle irait jusqu’au bout.
De loin, elle apercevait le squelette métallique de la bête
qui enjambait le fleuve d’une rive à l’autre dans un halo
de lumière bleue. Indifférente à la beauté de ce décor
hivernal, pressée d’en finir, Mylène marchait d’un pas vif.
Elle venait d’atteindre l’un des piliers d’acier qui
supportaient le pont. La fin approchait. Il lui fallait
maintenant rejoindre le trottoir réservé aux piétons.
Soudain un bruit chaotique la fit sursauter. D’instinct elle
s’arrêta. Une bombe de peinture vint terminer sa course
à ses pieds. Elle leva la tête vers les madriers de fer qui
la dominaient. Tout en haut, attachée à une poutre, une
silhouette se balançait.
— Hé en bas ! Vous là…, tu peux me donner ma cannette ?
— Moi ? dit Mylène en se pointant du doigt.
— Oui toi… Je ne vois personne d’autre.
L’homme, dont l’âge était difficile à évaluer compte tenu
de la distance qui les séparait, avait une voix autoritaire.
— Je vois mal comment je pourrais aller te la porter où tu
es, répliqua Mylène.
— Pas de problème, j’arrive.
Ronnie rechignait à descendre. Mais le rouge était tombé
et il en avait besoin pour compléter son graffiti. Encore
heureux que la dame ne l’ait pas reçu sur la tête. Avec
l’adresse d’un alpiniste, il fit glisser la corde qui le retenait
au madrier pour se rapprocher de son interlocutrice, sans
poser les pieds au sol. Surpris de constater que la gaufrette
humide qui l’observait était en fait une ravissante jeune
f
ille, du genre canon qu’il n’aurait jamais osé aborder, il
se sentit rougir comme la couleur qu’il réclamait et ne
réussit qu’à bafouiller un « j’m’excuse » inaudible.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? Tu pourrais te tuer ! lui fit
remarquer Mylène avec brusquerie.
— De quoi je me mêle ? Je te ferai remarquer qu’à deux
heures du matin les filles comme toi dorment au chaud
dans un grand lit douillet à moins d’avoir des idées
suicidaires.
En voyant la lèvre de Mylène trembler, il réalisa sa bourde
et tenta de se rattraper.
— Est-ce que tu aimes les graffitis ?
— Ça dépend…
— Veux-tu voir mon travail?
— Si tu insistes, mais je t’avertis, j’ai le vertige ! répondit
Mylène.
Ronnie l’aida à se hisser vers les hauteurs, toujours plus
haut entre les poutres qui leur servaient d’appui. Le défi
ne manquait pas de piquant. Surtout il ne doutait pas de la
réaction de la femme lorsqu’elle découvrirait son œuvre.
Une neige mouillée imprégnait son duvet, rendait ses
doigts gourds et transperçait ses bas. Mylène s’en fichait.
Les coups, la honte, la peur de l’autre, tout avait disparu
avec la mort du bébé. Avait-elle prémédité son geste ?
Perdit-elle pied au moment où la fresque se révélait à eux
dans toute sa splendeur ?
Affolé il avait pris la fuite. À demi-caché sous une bâche,
étendu sur un morceau de carton, Ronnie suivait le
hurlement lointain des ambulances. Il espérait que
l’une d’entre elles transportait vers les urgences la seule
admiratrice qui avait pu contempler son chef-d’œuvre.

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