À partir d’un corpus québécois contemporain, cet essai jette un regard critique sur les représentations du désir au féminin, révélant, au passage, la défaillance des discours dominants sur le désir et la sexualité des jeunes filles.
Marie Claire Akamendo Bita s’entretient avec Catherine Dussault Frenette
Madame Catherine Dussault Frenette, présentez-vous pour les lecteurs de l’Alinéa. Bonjour Marie-Claire. Je suis présentement doctorante en littérature et chargée de cours à l’Université de Sherbrooke. L’expression du désir au féminin dans quatre romans québécois contemporains est tiré de mon mémoire de maîtrise.
Dans votre œuvre, l’expression du désir féminin dans quatre romans québécois contemporains, quatre personnages : Nora dans Les fous de Bassan d’Anne Hébert, Grande sauterelle dans Volkswagen blues de Jacques Poulin, Hélène dans L’ile de la Merci d’Élise Turcotte et enfin dans La petite fille qui aimait trop les allumettes, de Gaétan Soucy, pouvez-vous nous spécifier les différentes représentations du désir de la femme?
Je crois qu’il faut, avant toute chose, préciser que la réflexion proposée dans ce livre se situe sur l’horizon constructionniste, et qu’elle contribue, en cela – je l’espère –, à récuser les présupposés naturalistes qui ont longtemps fondé nos perceptions du désir et de la sexualité. S’il y a des représentations plurielles du désir, comme vous le soulignez, il y a aussi des figures féminines plurielles – je n’aborde donc pas le désir de LA femme, qui est une élaboration fantasmatique visant à aplanir et à regrouper les singularités du groupe des personnes s’identifiant comme femmes sous le modèle de la femme cis blanche, hétérosexuelle, éduquée, etc.
Les figures féminines que j’ai analysées sont, quant à elles, toutes hétérosexuelles, ce qui rend compte, dans une certaine mesure, des restrictions que posait le corpus québécois contemporain mettant en scène des personnages féminins jeunes exprimant du désir. Le choix d’œuvre était limité. L’analyse a tout de même permis d’interroger un désir dont la « naturalité » n’est jamais remise en question : celui d’une femme pour un homme. À partir de la théorie des scripts sexuels de John H. Gagnon et de William Simon, laquelle envisage le désir comme une chose qui se fabrique – c’est-à-dire qu’il est fortement influencé par la culture dans laquelle l’individu baigne – j’ai tenté de montrer que, dans les romans choisis, le désir attribué aux personnages féminins était modelé selon les prescriptions hétéronormatives dominantes. Je crois ainsi qu’on peut parler, dans les œuvres du corpus, d’un désir nécessairement aliéné par les paradigmes de genre traditionnels, qui posent les filles et les femmes comme objets du désir masculin.
La différence observée dans les modalités de l’expression du désir me semble surtout découler de la position sociale occupée par celui ou celle qui écrit. Les personnages féminins élaborés par Poulin et Soucy subvertissent les codes normatifs liés à l’expression du désir, les auteurs masculins étant plus à même de projeter leur propre autonomie sur les figures féminines – du moins, c’est la conclusion à laquelle je suis arrivée, et l’interprétation que j’en fais. Les protagonistes imaginés par Hébert et Turcotte me semblent à l’inverse davantage marquées par l’impuissance. Les récits proposés par les écrivaines me semblent ainsi exposer et, par le fait même, dénoncer les arrangements sociaux actuels qui situent les filles dans une posture subalterne.
Dans quel registre du féminisme vous situez-vous?
Dans mes analyses, j’étudie le genre et la sexualité sous l’angle matérialiste (Guillaumin, Mathieu), selon lequel les rapports sociaux de sexe sont façonnés par des conditions matérielles spécifiques, qui soutiennent et reconduisent la domination masculine. J’ai également recours aux théories queer (Butler, Rubin, De Lauretis), qui réfutent l’appréhension binaire et bicatégorique des identités sexuelles et de genre, et qui situent plutôt celles-ci sur un continuum – qui revendiquent, finalement, une pensée de la pluralité.
Comment libérer la femme afin qu’elle échappe à l’ordre des choses?
C’est une bien vaste question, à laquelle je ne prétends pas avoir de réponse. Chaque femme qui cherche à se libérer des contraintes pesant sur elle le fait selon ses propres termes, en fonction des oppressions spécifiques vécues, qu’elles soient liées au sexe, au genre, à la race, à la classe, etc. Le plus important, je pense, est de laisser chacune définir sa façon de s’émanciper, selon son vécu et les valeurs revendiquées.
Le désir féminin, qui s’exprime à l’adolescence, change-t-il une fois le sujet mature?
Le rapport à la sexualité se modifie certainement au fil des années, dans la mesure où les jeunes filles occupent une position sociale particulière, fortement marquée par l’impuissance, en raison notamment du sexe, du genre et de l’âge, lequel, on ne doit pas l’oublier, est un important vecteur de domination. Selon plusieurs enquêtes, les jeunes filles continuent d’être « initiées » à la sexualité par un partenaire plus âgé et plus expérimenté (la vaste majorité des premières expériences sexuelles rapportées dans les études que j’ai consultées sont hétérosexuelles, ce qui est certainement un autre effet de la contrainte à l’hétérosexualité, et de l’hégémonie du scénario de la « première fois », comprise comme le premier coït). La différence d’âge amplifie le rapport de pouvoir qui se joue, d’emblée, sur le plan du genre.
Le rapport à la sexualité entretenu par un sujet jeune par rapport à un sujet plus « mature » change dans la mesure où la jeunesse représente une période de négociations identitaires par rapport aux normes imposées. Il s’agit d’un moment clé du processus de subjectivation, c’est-à-dire un moment où l’on apprend à se situer par rapport aux autres, et où on fait des choix pour devenir soi-même. Le sujet jeune apparaît ainsi plus vulnérable qu’un autre profitant des acquis tirés de l’expérience.
Dans votre œuvre, une fois de plus, est dénoncée l’influence négative des contes de princes et de princesses, doit-on en interdire la lecture aux petites filles? Nous sommes au 21 nième siècle, pensez-vous que la femme s’est appropriée son désir?
Je ne crois pas qu’on doive interdire quoi que ce soit. Je suis d’avis qu’il faut davantage fournir aux jeunes filles les outils nécessaires pour qu’elles puissent, à leur tour, développer un esprit critique par rapport aux schèmes culturels qui leur sont présentés, leur apprendre à prendre du recul et à questionner les représentations dominantes. En tant qu’adultes, notre tâche est peut-être plus de proposer des scénarios alternatifs, des histoires qui sortent du cadre hétéronormatif afin d’ouvrir l’imaginaire, le décloisonner – le décoloniser.
Quant à savoir si nous nous sommes approprié notre désir, cela demeure bien difficile à déterminer. Je crois que la culture patriarcale et hétéronormée exerce toujours une très grande contrainte sur nos imaginaires désirant. Des changements s’opèrent, pourtant, depuis quelques années : la réappropriation du domaine de la pornographie par les féministes, qui la redéfinissent, l’élaborent autrement, selon un point de vue féminin, les initiatives visant à démystifier la notion de consentement, l’élaboration récente de recherches sur le plaisir au féminin… Tout ça donne quand même à espérer !
Lire également
De l’usage du « petit coup de rouge » dans la soupe
« Las mon cœur n’aime plus le goût de l’onde claire à présent qu’il connaît l’enivrement du vin. » Jeanne Grisé – «La coupe» Notre compatriote Jeanne Grisé eut sans doute aimé l’usage très courant dans les campagnes françaises qui consiste à verser dans le bouillon qui reste au fond de son assiette une […]
COMMENTAIRE DE LECTURE
Le droit d’être rebelle Correspondance de Marcelle Ferron avec Jacques, Madeleine, Paul et Thérèse Ferron, Boréal, 2016 (623 p.) Le clan Ferron – trois sœurs et deux frères – s’est opposé, chacun et chacune à sa manière à la société ultraconservatrice qu’était le Québec à une certaine époque. C’est ce dont témoigne la correspondance entretenue […]