À la mémoire du premier homme
de ma vie, mon père.
Nous n’avions pas été préparés à servir de pont entre
lui et les autres. Chaque évènement nous obligeait à lui
servir d’interprète. Nous devions traduire son inconfort,
ses malaises, ses besoins, ses non-dits. Maintes fois il
nous avait alertés: il allait mal, puis il allait très mal et
au moment où il nous semblait au plus mal, au point
de non-retour, il remontait vaillamment la pente. Puis,
il retournait à sa vie auprès de ses semblables. Chaque
événement nous laissait pantois. Nous en étions venus
à penser qu’il était un surhomme, qu’il serait toujours
là, de plus en plus diminué mais plein de cette force
vitale, magique et régénératrice. Car, malgré tout, il avait
toujours beaucoup d’appétit que nous interprétions
comme une folle envie de vivre.
Tandis que sa mémoire et sa conscience se délitaient,
il nous semblait candide, toujours affectueux avec
nous, attentionné et présent à son entourage immédiat,
quelques hommes et quelques femmes diminués comme
lui mais toujours dans la vie. Par son regard clair, on le
sentait même heureux. Il n’avait besoin de rien. De la
musique, peut-être. Le mot « merci » s’échappait encore
parfois de ses lèvres et il semblait bien senti.
Jour après jour, les soignants lui prodiguaient des
attentions particulières. Sa vie quotidienne se limitait
géographiquement à un long corridor, à une chambre et
à une salle commune, ce qui constituait désormais son
univers. Il s’en accommodait sans se plaindre.
Son monde était restreint à un cocon chaud, silencieux et
bienveillant. Certains jours, il s’exprimait à haute voix par
des sons incompréhensibles ainsi que des chants étranges.
Il chantait pour lui-même comme pour se réconforter.
Nous faisions le lien entre l’extérieur, qui l’avait connu
actif et créatif, et l’intérieur, sorte de bulle aseptisée du
monde productif, donnant régulièrement de ses nouvelles
à qui s’informait de son état, alors que lui ne nous
demandait jamais rien. Au moment de le quitter, nous le
prévenions de la date et du jour de notre prochaine visite
même si le temps n’avait plus aucune signification pour
lui. Il répondait simplement « Ah oui ? » comme si l’idée de
vouloir revenir le voir le surprenait.
Puis, un midi de la fin novembre, subitement, son teint
s’est modifié, sa respiration est devenue plus difficile, sa
température corporelle s’est élevée. Alerté, le personnel
soignant a constaté que ses signes vitaux sonnaient une
f
in proche. On augmenta la dose de réconfort. La cadette
transmit ses craintes à ses aînées et à son seul frère vivant.
Tous accoururent à son chevet. Les yeux fermés depuis
le matin, sentait-il notre présence ? À tour de rôle, nous
lui tenions la main, nous caressions sa tête. Tandis que le
corps était totalement immobile, la conscience, munie
de son billet de départ, attendait calmement le décollage.
Nous lui chuchotions que le temps était maintenant venu
de lâcher prise sur cette vie qu’il avait tant chérie, pour
aller rejoindre sa douce, de l’autre côté de la passerelle.
Les minutes, puis les heures passèrent. Le souffle
demeurait difficile mais régulier. Le visage, paisible. Nous
l’avons remis entre les mains des soignants pour la nuit.
Au matin, soudainement, la respiration devint saccadée.
Les extrémités, bleutées et plus froides. La cadette, seule
avec lui, entendit son dernier souffle de vie et assista
impuissante à sa traversée de la passerelle reliant la vie
à l’au-delà.
Plus tard ce matin-là, les proches, arrivés les uns après les
autres, furent témoins de la fin du voyage qui de leur père,
qui de leur frère, qui de leur beau-père. Notre mission
d’être le pont entre lui et le monde extérieur venait de
prendre fin, abruptement.
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