Le fossoyeur de Meurchon-sur-Tripouille s’appelait René. Un grand bonhomme un peu tordu qui aimait porter, dès les premières fraicheurs de l’automne, une grosse tuque de poils qui gardaient ses énormes oreilles au chaud. Il était arrivé un jour pour remplacer Gimno, récent retraité de la fosse aux mains rudes comme de l’écorce. Les gens du village l’observèrent de loin, curieux face à cet inconnu venu chez eux pour les enterrer tous. Son zèle et sa rigueur lui valurent bientôt un respect mérité. La consécration arriva quand René enterra lui-même Gimno. La boucle était bouclée, comme on aimait dire ici. Le village n’avait plus qu’un fossoyeur, tout allait bien.
Libéré de cette pression, René révéla son âme d’artiste. De semaines en semaines, ses trous devinrent de plus en plus réguliers. Les vieux du village aimaient le voir, parfois, le soir, errer entre les stèles et les pierres tombales de leurs ancêtres, s’arrêter régulièrement devant les agencements et les manières de faire de ses prédécesseurs. Il ne cessait d’apprendre pour mieux servir. Il analysa la composition des sols, fit couper, tailler ou planter des arbres un peu partout pour assombrir les zones arides et illuminer les coins devenues marécageux pour le plus grand bonheur des morts enterrés là. « A perpétuité », scandait le marbre, « Alors autant y être à l’aise », répondait René.
Dans sa cabane de fonction, un visiteur curieux aurait pu admirer une panoplie de pelles, de pioches et de râteaux bien rangés, dignes des plus grands jardiniers des plus beaux royaumes. Chaque outil avait sa place et ainsi entreposé était prêt à l’ouvrage. Tous semblaient neufs, même après des années de service. Souvent les manches de bois étaient revernis. Plus souvent encore les lames étaient huilées pour qu’elles gardent leurs tranchants. Et le monde de René se tenait là, entre la terre et la pelle, entre les pierres et les arbres, entre les morts et les vivants.
Car des vivants aussi il apprit à prendre soin. Pour le confort des visiteurs, autour des trous impatients de cadavre, les pelouses étaient toujours tondues, les cailloux bien agencés, respectueusement immobiles en attendant la cérémonie. Les sentiers qui serpentaient entre les dalles étaient eux aussi impeccablement entretenus. Dans le cimetière, de loin comme de proche, il était impossible de dire qui de tous ceux-là se faisaient encore visiter par une famille aimante et lesquels étaient depuis longtemps oubliés de leurs amis. Grâce à René, communion et mémoire régnaient.
Toujours à l’écoute, René tenait un carnet de notes destiné à recueillir les préférences de chacun pour l’Après. Monsieur Simon, dans l’espoir d’une évasion posthume, voulut qu’on perce un petit trou dans le couvercle de son cercueil, juste avant de l’enterrer. Comme ça. Au cas où. C’est le vilebrequin de René qui s’en chargea. Mylène Dubreteuil avait chuchoté à René qu’elle souhaitait que ses cendres soient enterrées, pas profond, au pied du gros érable, là-bas, celui qui surplombe la vallée. C’était interdit. Mylène le savait. René avait creusé la nuit. Quant à Madame Béatrice, elle avait voulu que des onagres sauvages soient plantés derrière sa stèle et à présent elle gisait dans leur douce odeur citronnée.
Quand les visiteurs las de dates et de portraits figés sortaient des allées funestes, ils pouvaient s’aventurer dans la partie arrière du cimetière, là où aucun coup de pelle n’avait encore été donné. Ils y rencontraient une nature brouillonne et pleine de vie. Contrairement à son prédécesseur, René y laissait pousser les fleurs sauvages et intervenait le moins possible. L’endroit baignait dans une teinte dorée grâce aux boutons d’or et autres pissenlits, puis une noblesse bleutée quand les myosotis étendaient à leur tour leurs grands tapis touffus. A l’automne, les feuilles rougeoyantes recouvraient tout et tout le monde. Ainsi bordés, les morts étaient paisibles. Le vent seul se permettait, parfois, de déranger ce doux repos.
Un jeudi ensoleillé, alors qu’il avait jeté sur feue Germaine Saint-Hilaire ses premières pelletés de terre, René entendit des petits coups provenant du trou. Il s’immobilisa. Attendit. Le vent faisait à peine frémir les poils de sa grosse tuque. Le silence. Puis des coups, encore. Bouche bée, il descendit une échelle. Une voix assourdie le convainquit, sacrilège, de rouvrir le cercueil. Germaine Saint-Hilaire était là, allongée, parée de ses plus beaux bijoux, resplendissante quoiqu’un peu pâle, mais souriante comme un jour de mariage. Quand son regard croisa celui de René, elle lâcha, hilare : « On peut-tu annuler ? » Apparemment, Germaine n’était pas morte.
L’affaire fit grand bruit. Pour certains, le médecin légiste avait trop bu et avait dramatisé un simple malaise. Pour d’autres, ça avait été un coma passager. Pour les plus croyants, un miracle. Pour Germaine, une bonne nouvelle. Au final, tout le monde choisit d’en rire, Germaine la première. Mais René, lui, vécut très mal la chose. Pourtant, dans la farandole des théories, même les plus farfelues, jamais le fossoyeur n’était mis en cause. On le rassura, au village, on le complimenta, on le poussa de l’avant. Ces semaines-là, il y eut même plus de décès que d’habitude, comme pour encourager René à se remettre à l’ouvrage et à enterrer une bonne fois pour toute, comme avant. Mais René était troublé. Il planta des jonquilles jaunes en lieu et place des tulipes rouges voulues, brisa un vase en trébuchant sur un coin de marbre. Les gens l’aidaient, mais rien n’y fit : il errait entre les tombes, déambulait parmi les spectres.
Germaine Saint-Hilaire mourut pour de vrai en avril. René l’enterra avec l’application et l’amour qu’on lui avait connu avant l’incident. « Le revoilà », « Sacré gaillard », « La boucle est bouclée » fredonnait la foule venue assister à l’événement.
Le lendemain, René avait disparu. Il avait laissé ses outils, ses morts et un grand vide dans le village. Un remplaçant est venu, bien sûr. Il fait bien son travail, c’est certain. Mais il manque quelque chose. Une saveur. Une chaleur.
Depuis le départ de René, c’est idiot, mais à Meurchon-sur-Tripouille, les gens ont de nouveau peur de mourir.
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