Pendant longtemps, je n’ai fréquenté que l’écriture utilitaire. J’entends par là une écriture de fonction, qui passe par la tête en évitant soigneusement le chemin du cœur et de l’âme. Une écriture de travail sobre, aux couleurs de la réalité et loin de l’imaginaire.
Les jolies tournures, les images vibrantes et les émotions brutes de mon journal intime d’adolescente ont été troquées pour des mots droits, posés et réfléchis lorsque l’on m’a initiée à la rédaction de rapports de laboratoire. La formule est simple et efficace : but de l’expérience, matériel et méthodes, résultats et discussion. Dans cette boîte carrée aux limites bien établies, nul espace pour les états d’âme. Le but est de rendre une information de la manière la plus objective possible, afin d’en dégager de la matière à poursuivre la recherche.
Progressant dans ce territoire aride de la communication technique, j’ai poursuivi ma route sur un sentier de terre battue au fil des ans et d’une carrière scientifique qui m’a amenée à développer davantage ce format d’écriture. J’ai publié des articles scientifiques. Le format est demeuré le même, avec un niveau d’exigence plus élevé. Il est devenu plus critique du moindre faux pas qui aurait mis de l’avant une affirmation non étayée par une donnée probante. J’étais alors bien installée dans le royaume de l’objectivation, devant maintenir en tout temps une distance entre mon propos et mes opinions, à moins que celles-ci ne soient appuyées de solides références.
Cette aisance à manier l’absence de passion dans l’écrit m’a permis d’aborder de manière assez commode les terres de l’écriture corporative : rédaction de rapports variés, offres de service, demandes de subventions, avis d’intérêt. Et courriels. Des milliers de courriels, avec chacun, son objet bien identifié, son unique sujet, son absence de mots controversés ou prêtant à confusion, sa concision absolument nécessaire.
Tous ces mots, soigneusement choisis pour leur sens, leur absence d’équivoque, leur précision. Toutes ces phrases patiemment ciselées pour arriver à en extraire la moindre trace de subjectivité. Tous ces textes révisés à l’infini, porteurs d’une beauté sévère et discrète à laquelle peu d’entre nous sont sensibles. Tous ces documents, assemblés en multiples copies, reliés, transmis, commentés, révisés à nouveau, numérisés, stockés sur des tablettes, dans des bureaux, sur des serveurs. Archivés.
Je reviens au journal intime de l’adolescente. Rempli de ratures multicolores et de dessins de cœurs transpercés d’une flèche, d’étoiles et de spirales. Ce journal exubérant qui accueillait les doutes et les interrogations d’une jeune femme à la recherche de certitudes. Semblable aux herbes folles qui s’égayent dans un jardin propice aux pollinisateurs et à l’explosion de la biodiversité.
En comparaison, mon travail de rédaction technique n’a-t-il pas l’allure d’une allée de gravats concassés, gris et uniformes ? Pas tout à fait. Mais sa beauté est dissimulée sous sa sobriété et il présente bien peu d’attraits.
Et puis, il n’y a pas une couche d’asphalte ou un sentier de poussière de roche qui ne puisse résister indéfiniment à la croissance d’herbes qualifiées bien à tort de « mauvaises ». Les terres arides et desséchées n’ont souvent besoin que d’un peu d’eau pour permettre à la vie de foisonner. Il en va de même de l’imaginaire et de la créativité. Ainsi, au terme d’une carrière à l’enseigne de la science et de la bureaucratie, ayant produit son lot d’écriture sans âme, je vois poindre sous la poussière grise une fleur frêle, mais tenace, qui ne demande qu’un peu de soins et d’amour pour s’épanouir.
Au terme de cette réflexion, je vous entends penser et exprimer qu’il n’y a sans doute pas d’écriture réellement objective et totalement à l’abri des désirs et des passions des personnes qui la produisent, et ce, malgré tous les efforts de dépouillement qu’elles pourront déployer. Avec le recul, je partage assez ce point de vue. Mais c’est un autre sujet…
Biologiste spécialisée en environnement à la retraite depuis deux ans, j’ai redécouvert le plaisir d’écrire pendant un voyage à voile sur la route du sud et aux Bahamas. Mère de trois jeunes adultes, et grand-mère à plusieurs reprises, je partage dorénavant mon temps entre la région de Magog et notre voilier, qui m’a inspiré un premier récit publié.
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