Sans destination, par Magdarline Gédéon

À vingt heures et deux minutes, je venais de faire irruption au Coup Monté, balayant l’espace du regard. Mon bon vieux Aksim se trouvait, comme promis, déjà sur place, l’air à la fois bouleversé et soulagé, laissant planer l’ombre du poids de ces retrouvailles.

Il était inattendu qu’après ce moment lourd de silence, les souvenirs qui étaient censés s’effriter miroitent vivaces à la surface d’une histoire d’amour non vécue entre lui… et Nillie, une fille rencontrée dans l’un de ces escaliers trop exigus de la vie. D’un autre côté, Aksim ne se laissait point atteindre et elle ne pouvait pas, avec sa misérable perceuse inexpérimentée, perforer la solide tour d’un homme qui y passait tout son temps. Alors elle est partie.

Leur existence poursuivait son cours, mais avec tressautements ; et les fantômes des interrogations sans point erraient, hagards, le long d’un tunnel obscur de cœurs émiettés qui s’évitent.

Aksim grelottait doublement de froid : d’abord l’hiver québécois qui le tenaillait, le forçant à s’inscrire à la salle de sport pour une trente-sixième fois très exactement. Venait ensuite un froid plus redoutable, auquel aucun exercice ne forçait la main. Il ne pouvait, regrettablement, se réveiller, enfiler son short et dire : « Tiens, aujourd’hui je vais soulever quelques dizaines de kilos pour oublier Nillie. » « Y fa frette » était trop insignifiant pour désigner l’état dans lequel se situait ce bibliothécaire réservé et ignorant du bout par lequel tenir son mal.

Les multiples séances de sport s’étaient enchaînées. Et fort heureusement, les résultats physiques suivaient. Un soulagement pour Aksim : l’impression qu’une atrophie de ses membres le guettait à chaque coin de rue s’était depuis peu transformée en des muscles bien saillants sur ce corps désormais échauffé, fortifié. Mais son cœur bronchait encore. Jusqu’au jour où il la vit marcher vers lui… peu de temps après un mail de bon anniversaire.

À partir de cet instant, ce fut au tour de son cœur de s’échauffer : Aksim se défaisait lentement de ce froid. De l’excès de pudeur qui lui servait de bunker. Et du mutisme, son fidèle cheval de bataille. Combien de temps toute cette torpeur avait-elle duré ? Une seconde ? Dix minutes ? Vingt-quatre heures ? Une année à contrôler la température, à redouter l’orage ?

Quoiqu’il en soit, une révolution germait en lui : les déclarations d’amour à demi voilées, les envies de proximité à moitié exprimées auraient bientôt fini de débarrasser son plancher. Les mots avaient cessé d’être ce mur opaque qui ne se pourfend nullement pour laisser échapper ses émotions.

Tant lui manquait : sa vie avant son dernier chagrin d’amour, son pays d’origine… et Nillie. Elle lui avait bien manqué, cette petite. Il le faisait entendre. Pas bien extraordinaire, dirait-on, les gens parlent incessamment, c’est commun. Moi qui l’avais connu il y a longtemps et qui savais, voyais, au contraire, émerveillée, que plus d’un pas souhaitaient le porter hors de sa cachette.

Il s’exprimait au sujet de sa surprenante situation. Avec détours, certes, mais il m’avait dit : «  J’ai rencontré une fille qui m’a fait penser à toi.  » Puis il m’avait invitée à prendre un verre. Qui y songerait ? Aksim pensait à une fille. Et m’invitait à prendre un verre. Un énorme progrès auquel je ne pouvais encore croire. Il n’avait pas pour autant cessé d’être la fumée insaisissable qui s’échappe d’un feu à moitié asphyxié par les cendres. Il se baraquait, bonhomme, derrière son front de cire PAR MAGDARLINE GÉDÉON Sans destination 17 tout en admettant vouloir se dérober. Loin des gestes trop inquisiteurs, des discours trop creux et trop bruyants, de l’insouciance trop exubérante d’une trentaine qui s’évapore à l’instant. De la bêtise en général, disait-il en plongeant un regard fatigué dans son verre, dévoilant ainsi les poches des nuits de veille sous ses yeux :

– J’aurais dû prendre un café à la place.

Et nerveux, il ajouta en fuyant mon regard :

– Je suis las de m’accrocher à ce qu’est devenu notre monde.

À cela, il avait trouvé un nom charmant : « Crise de trentaine ou de quarantaine anticipée. Je suis de plus en plus ringard. »

Je n’osais pas lui faire remarquer qu’il s’éloignait du sujet : il disait quelque chose. Le plaisir de l’écouter parler était toujours le même que sept années plus tôt.

Par ailleurs, ce fardeau posé sur les épaules de l’âge aurait pu s’acheminer comme lettre à la poste. Il mériterait la place d’une information postée depuis un compte Twitter officiel. S’il ne voulait ramer que loin du monde extérieur. S’il n’était fatigué que du chaos impitoyable qui s’y prélasse. S’il n’y avait que cela, quelque tranquillité aurait été encore trouvable. Il aurait pu encore envisager de trouver quelque repos.

L’issue s’annonçait plus complexe qu’une simple lassitude du dehors. Au-dedans de lui, il était aussi en cavale. Contre quels démons se battait-il? Certains recoins où se tapissaient ses envies ne lui plaisaient guère. Il s’en lamentait. En se faisant face, il revoyait, penchées vers lui, d’anciennes connaissances dont il croyait les chemins séparés du sien : l’échographie de sentiments grandissants qui l’avaient jadis fracassé et marqué au fer rouge se révélait, non annoncée. De l’amour, par exemple. Du manque. Ah, ce qu’il ne cherchait pas. Mais qui l’avait trouvé.

– Un jour tu es tout proche, prêt à te jeter par-dessus bord, demain tu t’évanouis comme la brume après une pluie sous un soleil à son zénith… Pourquoi disparais-tu à chaque fois, demandai-je à Aksim en fixant son verre au lieu du mien.

– La fugue est mon refuge : ce monde est cruel. J’ai besoin de m’y soustraire de temps en temps. Qui prendra soin de moi si je ne le fais pas ? Je n’ai pas fini de me vider de mon dernier chagrin, tu le sais. Mes paupières sont encore si chargées que je n’arrive pas à cligner des yeux. Il faut que je me taise et que je m’éloigne pour ne pas salir les autres quand je me mets à saigner.

Touché.

Il peut s’en aller. Mais loin de lui-même ? Existe-t-il un lieu secret prêt à accueillir ceux qui se cachent de leur propre reflet ? Je me suis retenue de poser la question à Aksim. À voir l’incertitude qui l’habite, je doute fort qu’il en connaisse la réponse.

Entretemps, il est sur TikTok à insulter les insouciants du même âge qui ne se font pas prier de jeter l’ancre.

– Resteras-tu à présent, Nillie ?

Je détachai mon regard de son verre pour le déposer sur le mien. J’avais, moi aussi, mes ennemis à fuir. Moi non plus, je ne savais pas où j’allais.

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