Cadillac, par Marie Sirois

Il occupait l’appartement trois, un minuscule logement au rez-de-chaussée de l’immeuble. Je l’apercevais dans la cour la mallette à la main, le feutre noir enfoncé sur un lourd paletot.

Il n’avait jamais été vu avec un chat, un sac de provisions ou un bouquet de fleurs. On disait dans le voisinage qu’il n’avait pas de famille et qu’il était retraité de l’état depuis belle lurette. Pourtant, il disparaissait tous les matins à la même heure dans le velours d’une Cadillac blanche et revenait à la brunante.

Parfois je le croisais d’assez près pour entrevoir son front qui avait tout d’un champ de bataille.

Bonjour monsieur!

Pas de réponse si ce n’est un rictus et le pas un peu plus rapide. J’ai pris l’habitude de ces salutations orphelines.

 

Un jour, j’avais déchiffré sur sa boîte à lettres A. Lacerte, je lui ai lancé un rebondi Bonjour monsieur Lacerte!

Ai-je entendu un grognement? Une chose est sûre, son pas s’est suspendu un instant.

 

Un soir de novembre, nous avons atteint l’entrée de l’immeuble en même temps. Chargée de mon portable et de victuailles, j’ai tiré la porte vitrée et lui ai cédé le passage.

Après vous monsieur Lacerte!

Il a échappé un bougon merci. Dans ma poitrine, une montgolfière.

 

Quelques semaines plus tard, je descendais à l’aveugle la volée de marches. Il a surgi dans l’entrée avec une tête que je n’avais jamais vue, la bouche ouverte sur des dents usées, ses yeux écarquillés, plantés dans les miens. Ses mains volaient autour de lui comme des hirondelles échappées du nid. Un flot de paroles giclait de son paletot enneigé.

Ça t’y de l’allure des augmentations pareilles! La nouvelle gestion du bloc, des amateurs sans éducation! Ça vient cogner à nos portes pour nous intimider! Han! Puis le prix de l’essence, incroyable! Le gouvernement qui laisse faire! Puis l’autre à Ottawa avec son air de premier de classe, il dilapide les fonds publics! C’est honteux!

Ébahie, au milieu de l’escalier, je hochais la tête et bafouillais.

Bien sûr… Absolument… Vous avez raison, tous des incompétents!

 

À la fin de cet hiver-là, au lendemain d’une tempête qui avait laissé la cour éblouissante, j’attendais une livraison assise dans l’escalier, les coudes sur les genoux, les mains dans la face. En vidant la poubelle, le concierge de l’immeuble m’a lancé sans prévenir :

Le bonhomme à l’appartement trois, ils l’ont trouvé chez lui. Raide mort.

Il a fallu cinq jours avant qu’on remarque que la Cadillac ne bougeait plus. Cinq jours avant de constater son absence.

Je n’ai pas entendu le livreur mais quand j’ai levé les yeux, une enveloppe était appuyée sur la porte du hall d’entrée. Mes mains tremblaient quand j’ai retiré le sent-bon en forme de sapin, que j’avais choisi en velours noir avec le logo de Cadillac.

Je l’ai accroché sur sa boîte à lettres avant de remonter chez moi.

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