Je ne suis jamais allée par là. N’ai jamais remonté le cordon ombilical jusqu’à celle qui m’a couvée pendant neuf longs mois et qui m’a par la suite abandonnée à la crèche. Elle devait avoir ses raisons. À quoi bon chercher ? En me donnant en adoption, elle m’a mise au monde une autre fois.
Rejoindre la source, ma sœur l’a fait, elle.
Après avoir cherché sans relâche réponses à toutes ses questions, elle a pu un jour trouver d’où lui venaient ce teint d’ébène et ses attaches si fines, ses boucles indomptables et sa passion infinie pour la musique. Et cette étrange marque dans le dos. À son grand soulagement, elle a trouvé des traces d’elle-même sur un territoire autre que celui de notre famille d’adoption.
Moi, je ne me posais pas tant de questions. Je baignais dans un bonheur cotonneux, on me portait aux nues. J’étais une grosse boule rieuse et blonde qui n’arrêtait pas de raconter des histoires à ses poupées et à cette petite sœur toute neuve. On me choyait, on me chouchoutait, m’adorait. Quelqu’un m’avait choisie. Oui, le mot me définissait bien. On m’avait choi-sie !
À l’orphelinat, j’étais passée des bras d’une vieille religieuse à ceux de Simone. Je braillais toute ma vie – ma courte vie – souffrant d’une otite attrapée en plein hiver lors de mon transfert en station wagon de l’hospice de Québec jusqu`à Sherbrooke. J’étais inconsolable et je criais à fendre l’âme entraînant dans mon sillage toute la pouponnière qui hurlait de concert. Dès que je suis entrée dans les bras de cette nouvelle maman, j’ai cessé illico de pleurer – tout cela, je le sais parce qu’on me l’a raconté ad nauseam lors de nos nombreuses visites dominicales à la crèche.
Deux ans plus tard, ils en avaient choisi une autre. Différente. Celle-là était silencieuse, chétive. À la peau sombre. À l’époque, on ne faisait pas de scrupules avec le mot en N, on disait que les D avaient adopté une enfant venue d’ailleurs. Ma mère la catinait, lui cousait des robes froufroutantes, mettait dans ses boudins des nœuds gros comme ça. Elle l’habillait tantôt de rose framboise tantôt de jaune serin ou de vert pomme. Il fallait la voir pousser avec une fierté de cane cette enfant fragile dans un gros carrosse anglais qui ne payait pas de mine! Et moi, à ses côtés, m’entendre clamer sur tous les trottoirs du quartier, c’est ma tite soeur, z’avez-vous vu comment qu’est belle! Mon père et ma mère se relayaient la nuit pour la nourrir au lait de chèvre : le médecin disait qu’ils l’avaient ainsi sauvée d’une mort certaine – le lait de vache l’empoisonnait.
Malgré tous ces bons soins, la petite avait un appétit de moineau. Le bec grand ouvert sur des questions, en quête d’amour toujours. En grandissant, elle cherchait partout dans la ville quelqu’un à qui elle pouvait bien ressembler.
Il faut dire qu’au milieu du siècle dernier, il y avait très peu de gens à la peau sombre – à l’école du quartier, elle était la seule. Dans les magasins du centre-ville, dans l’autobus, au parc Victoria, personne ne lui ressemblait. Moi, pendant tout ce temps, je menais ma petite vie. Tranquille. Comblée. Je n’allais jamais sur ce chemin. Une maman, un papa, j’en avais déjà; ils me portaient aux nues, applaudissaient à toutes mes singeries d’enfant, me protégeaient de leurs ailes. Je n’espérais rien d’autre. Alors, pourquoi aller voir ailleurs ?
***
Aujourd’hui, ces deux petites filles sont devenues des vieilles dames aux cheveux blancs. L’une a trouvé ses racines ici même à Sherbrooke – sa mère était musicienne et son père, haïtien; l’autre ne ressemble à personne, ne sait pas de qui elle tient ses rondeurs tenaces, son amour des mots, son désir de tout donner. Et elle vit en paix avec son choix de n’avoir forcé aucune porte.
Lire également
Ces chemins que l’on n’a jamais empruntés, par Danielle Desormeaux
Les chemins jamais empruntés, pavés d’aspirations ou bannis à jamais, ne se pratiquent qu’en pensées. Flâner dans leurs sentiers ou errer dans leurs détours expose au danger de s’égarer au pays des possibles. Jonchés de fantasmes, de chimères et de mirages, maquillées de plausibles et inventées de toutes pièces, ils fascinent. Inaccessibles à jamais, leurs […]
Le bonheur, par Rachel Bériault Roberge
Je m’appelle Rachel. J’ai 77 ans. Je découvre les pinceaux à l’eau. Un jour j’écoute mes musiques préférées et je me décide enfin à barboter dans l’eau. Comme une enfant, je transporte les pinceaux de l’eau aux couleurs, au papier. Les gouttes parfois volent plus haut que le papier parchemin, les mains et les yeux […]