Je m’étais mise à tricoter d’une manière acharnée. Une
colère sourde cherchait à exploser. J’évitais surtout de
l’exprimer, car je craignais ses éclaboussures. J’essayais donc
de minimiser les dégâts. Mais je voulais avoir le courage pour
une fois de descendre dans la profondeur de ma vérité.
J’aurais voulu défaire le nœud gordien du désamour de
ma mère. Je voulais croire que j’avais été aimée d’elle du
même amour que mes frères. J’éteignais la lumière sur ce
lien indissoluble, une blessure qui nous unissait elle et
moi. J’ai appris très jeune à masquer mes protestations et
mes plaintes. Ma mère avait été un exemple, le portrait de
mon effacement. Elle ne s’était jamais plainte. Même en se
retrouvant à l’hôpital, elle continuait d’ignorer sa maladie
et de parler à ses enfants comme si de rien n’était. Une
habitude dans la famille : nier. Je savais que j’allais à nouveau
me taire devant ma mère. Pour une dernière fois. Je devais
faire face à ce qui ne serait pas réparé.
Pourtant, une injonction résonnait sans cesse dans mon
esprit me sommant d’agir sans tarder. Entreprendre les
gestes mécaniques. Me rendre au chevet de ma mère. Faire
preuve de détachement malgré la dissonance. Rassembler
les derniers souvenirs. Plonger dans l’entrelacs de ma
mère et de ma confusion. Serrer le silence contre moi. Me
résoudre à traverser un pont jusqu’à mes frères.
Me rallier à un « nous » qui préserverait l’harmonie familiale.
Mes frères s’étaient retrouvés près d’elle, dévoués et
présents, disponibles jusqu’à la fin. C’était à mon tour de lui
rendre visite et d’essayer d’oublier ce que j’avais toujours cru.
Depuis toute jeune, j’avais acquis la certitude que je n’étais
pas aimable. N’étais-je pas la cheville carrée, la brebis noire
de la famille, une fille rebelle parmi ce lot de garçons adorés ?
Ils formaient un cercle et j’étais incapable de le rejoindre. Je
ne savais pas quel pont traverser pour aller vers mes frères.
Nous n’avions tout simplement pas eu la même mère. J’avais
néanmoins persisté à m’attacher à l’idée d’une seule mère,
d’un seul et même amour. Je voulais croire que nous avions
tous été aimés d’elle.
Quand j’avais pénétré dans la chambre d’hôpital, je m’étais
tue. Je n’arrivais pas à lui dire ce que j’avais ressenti. La parole
m’avait fait défaut. Ma mère avait continué dans son désaveu
en parlant de moi à la troisième personne. Je n’avais pu me
réconcilier avec ce qui continuait d’être irréparable. Son
corps se soulevait pour dire un mot suprême que j’entendais
même si elle ne parlait pas. Qu’espérais-je donc ? Elle n’avait
jamais vraiment parlé de sa vie. Je devais me résoudre. Je
n’étais pas digne de son amour. J’avais eu beau me donner
du mal, je ne parvenais pas à être l’un de ces garçons que ma
mère avait su aimer.
Au moment où ma mère a rendu son dernier souffle, elle
avait eu ce sourire étrange. Le prêtre nous a alors exhortés
à toucher son corps. Dans la chambre d’hôpital, mes frères
se tenaient par les épaules. La mort de « notre » mère les
avait soudés. Leur monde ne venait-il pas de s’écrouler ?
Ensemble, ils cherchaient à rattraper quelque chose de
l’ordonnancement familial.
J’arrivais enfin à traverser le pont jusqu’à eux, jusqu’à ma
mère, mais de l’autre côté, je n’avais rencontré personne.
J’étais restée en dehors du cercle. J’avais voulu maintenir le
lien avec eux, mimer les souvenirs communs, intégrer à tout
prix leurs jeux, leurs discours, mais ce pont qu’aurait dû être
la figure maternelle n’existait pas. Je ne voulais pas enlever à
mes frères la mère qu’ils vénéraient. Je cherchais seulement
celle qui n’avait pas été la mienne. Et cela me séparait de
mes frères sans que je le veuille. Je me disais sans conviction
qu’ils avaient peut-être souffert, eux aussi, abonnés à des
contrats silencieux.
Je devais me rendre à l’évidence et cesser d’arpenter ce qui
n’avait jamais existé. J’avais tellement essayé de rattraper
cette chose inaccessible que j’avais nié la réalité. Je ne
pouvais encore prendre la pleine mesure de ce que j’avais
refusé d’admettre. Je n’étais pas encore allée au fond de ce
que ça m’avait fait. J’avais la certitude que si j’arrivais à me
rendre de l’autre côté de l’enfance, je pourrais comprendre
aussi la douleur cachée de mes frères. Je m’étonnais d’ouvrir
une porte, de laisser l’air entrer dans tous ces sentiments que
j’avais étouffés. J’avais finalement repris contact avec l’un de
mes frères. Celui qui était resté dans la maison familiale : le
préféré de ma mère, enfermé dans le sous-sol par dévotion.
Il n’allait pas bien, il était tombé malade à son tour. Alors
que nous n’avions pas l’habitude d’échanger, il s’était mis à
me contacter régulièrement et je lui rendais visite. J’avais
acquis la permission de dire des mots aimables, moi qui avais
toujours cru que je ne l’étais pas.
Notre réalité commençait à poindre, un voile de malentendus
s’était déchiré. Pour la première fois, je me sentais proche
de ce frère. Comme s’il devenait soudain un compagnon de
survie. À quel naufrage avions-nous survécu ? Je ne pouvais
le dire précisément. Alors que je croyais ne jamais avoir été
aimée, je pouvais toucher le silence de mon frère de l’avoir
trop été.
Tandis que je prenais conscience de cette terrifiante réalité,
un homme dans la chambre d’à côté hurlait sa colère à en
fendre l’âme.
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