Une rame en novembre

Dans une fin d’après-midi maussade de novembre, un
pléonasme qui ne demande qu’à être démenti après
un octobre d’une douceur jamais vue, le REM quitte la
Gare Centrale, change de voie pour rejoindre les rails de
droite, accélère dans la première pente, ralentit dans la
longue courbe qui suit, et longe les studios de cinéma
MEL’s.
— Prochaine station : Île des Sœurs.
La voix trop forte m’oblige à lever la tête et à perdre le fil
de Autoportrait d’une autre, le roman d’Élise Turcotte. Je
ne lis que dans le REM, quinze minutes à l’aller, quinze
minutes au retour.
La rame s’arrête. Personne ne descend ni ne monte. Les
gens de l’Île qui ont, à leurs pieds, un train presque aérien,
préfèrent encore la voiture solo.
La rame repart et je recommence à lire le paragraphe de
la page précédente.
Je suis assis sur un siège à l’avant de la rame bondée.
Autour de moi, les têtes dodelinent, les cous sont pliés
vers les téléphones, chacun et chacune dans sa propre
bulle, hors du temps, l’esprit vide, combattant l’ennui,
en fixant l’écran. Deux adolescentes debout près de moi
discutent dans une langue qui m’est étrangère. Seules
ces deux filles semblent vivantes dans le silence des
voyageurs épuisés par une autre journée de combattants.
Je ne peux m’empêcher :
— Quelle langue parlez-vous ?
— Polonais.
Elles ont quinze ou dix-huit ans, comment savoir ? L’une
a une tige qui transperce sa lèvre inférieure, un tatouage
sur la main et du rimmel sous les yeux. Un joli visage
tout en long, avec un nez fin. L’autre est classique : une
collégienne en costume typique d’une école privée. Sans
fard, le teint rosé, les cheveux lissés vers une queue de
cheval bien haute, c’est elle qui m’avait répondu.
J’ai eu envie d’en savoir plus.
— J’ai travaillé à Cracovie durant deux semaines.
Elles m’ont regardé poliment, l’étudiante avec un léger
sourire, l’autre étonnée.
La rame s’arrête brusquement, les deux filles sont
projetées sur la fenêtre, mon épaule, à peine remise de
l’accident de ski du printemps dernier, s’écrase sur le
muret.
Le ciel gris est devenu noir, un éclair inusité en ce
milieu d’automne dessine un zigzag, le tonnerre craque,
l’éclairage des rames s’éteint et de faibles ampoules de
secours créent un décor hallucinant. Quelques passagers
sont tombés et restent agenouillés au sol, d’autres sont
renversés sur les banquettes. Un bébé pleure dans les bras
d’un homme qui chuchote dans son oreille. Deux jeunes
punks, têtes rasées, oreilles percées, aident un vieillard à
se relever.
Bizarrement, le silence qui suit est assourdissant.
J’entends presque les alertes intérieures, les cris, l’anxiété
de la centaine de passagers, par-dessus ma propre
inquiétude. Nous sommes suspendus sur la passerelle au
dessus de l’autoroute 10 juste avant la descente vers la
station Brossard, le terminus.
Puis des conversations s’amorcent :
— Vous en faites pas, ils vont venir nous chercher.
— Ça va repartir tout seul, y a dû y avoir une coupure de
courant !
— Y a pas de place pour marcher si on ouvre les portes.
— Moi j’serai pas capable de descendre par une échelle.
— J’espère qu’il y a du chauffage.
Personne ne m’attend, toutes les aventures me sont
permises, mais je ne m’attendais pas à celle-là. Plus de
peur que de mal, finalement, même pour mon épaule. Les
Polonaises se sont laissées glissées sur le sol à mes pieds.
— Vous ne vous êtes pas fait mal ?
— Non, mais s’il faut attendre longtemps, on est mieux
assises que debout.
— Vous avez raison ! Quelqu’un vous attend à la station ?
— Non, mais à la maison, oui. Ils s’inquiètent toujours
pour un rien.
C’est toujours la sage des deux qui me répond.
Et puis, comme amorcée par la baguette d’un chef
d’orchestre, une nuée de conversations téléphoniques
envahit l’espace, une cacophonie presque musicale faite
de chuchotements, d’exclamations, de tons dramatiques,
de pleurs mêlés à des rires et de récits rocambolesques
dans des langues de toutes les couleurs.
L’étudiante a sorti son cell et prévenu sa famille. Je n’ai
rien compris, sauf qu’elle a levé les yeux au ciel, exaspéré.
J’ai demandé à l’autre.
— Êtes-vous parentes ?
— Jumelles.
— Pas du tout identiques, en tous cas…
— Oh, non !
Elles ont souri, complices.
— J’ai aimé ça, Cracovie. C’était en 1994.
— On n’était même pas nées !
Elles ont lâché ça en même temps, d’une seule voix. Ça
les a fait rire.
— Et moi j’avais 35 ans ! On aurait dit que Cracovie venait
de se réveiller d’un long cauchemar. C’était fou.
— Vous savez, on est sorti de l’URSS en 1989. Mais ça
prend du temps pour sortir l’URSS de sa tête. Nos parents
ont fui Varsovie en 86.
La collégienne parlait français avec la même prosodie que
les ados dans mes cours de mathématiques. Je ne sais pas
si c’est l’influence de l’anglais, mais les phrases finissent
toutes en l’air. Les « a » sont aplatis et il y a une sorte de
langueur dans le débit… je me disais… je parlerais comme
ça si j’avais quinze, seize ans…
— Vous êtes nées ici ?
— Oui, mais on aimerait ça retourner à Varsovie. Mon
père, lui, veut rester. Il travaille dans les avions à St
Hubert. Mécanicien. Et puis, on est Canadiens.
— Vous parlez polonais à la maison ?
La punkette a réagi, braquée !
— Pourquoi vous demandez ça ? On va toujours parler
polonais. C’est quoi le problème!
J’ai baissé les yeux, cherché comment dissiper le
malentendu. Si elles savaient la date de la chute du
mur, elles devaient être au courant des débats sur
l’immigration, les demandeurs d’asile, la langue parlée à
la maison, etc.
— Vous savez, je ferais la même chose si j’étais né en
Pologne et que mes parents québécois avaient émigré. Je
parlerais français le plus souvent possible.
— Excusez-moi, mais on se fait demander ça, tout l’temps.
— Je comprends.
— On parle toujours polonais entre nous, même en
public. D’abord on peut se dire tout ce qu’on veut et puis
on fait exprès…
La collégienne veut que je comprenne.
— Quand on nous crie : « On est au Québec icitte,
retournez chez vous », ou bien « À Rome on fait comme les
Romains », ça nous insulte ! Alors, on se dit, retournons en
Pologne, ce sera plus simple.
— Moi j’ai dix-huit ans, j’suis danseuse au Grand Ballet.
Ma sœur finit son CÉGEP et elle est déjà acceptée en
médecine, et on est trilingue ! Qu’est-ce qu’on peut faire
de plus ?
Les lumières se sont rallumées et la rame a amorcé
sa descente vers le terminus Brossard. Comme à
l’atterrissage d’avions revenant du Sud, les passagers ont
applaudi.
Elles se sont levées, une a enfilé son sac à dos, l’autre, à la
lèvre percée, m’a regardé. Elle m’a semblé triste.
— Merci Monsieur.
Les portes se sont ouvertes, et elles se sont évanouies
dans une foule compacte et soulagée.

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