La femme sur le pont

Je l’ai rencontrée un soir de mars, sur la vieille passerelle
de bois qui surplombe la rivière.
Malgré la fraîcheur de la soirée, j’ai commencé à avoir
chaud.
Elle devait avoir la mi-quarantaine. Grande et élancée,
d’une beauté saisissante, elle portait une robe trop légère
pour la saison et une veste de laine où s’accrochaient
d’étranges filaments verdâtres. Son chignon noir, décoiffé,
pendait de côté, comme si une tempête avait traversé ses
cheveux. Le rouge flamboyant de ses lèvres tranchait avec
son teint pâle et sa chevelure ébène.
Une odeur désagréable et peu habituelle à l’aube du
printemps m’est montée au nez au moment où elle
arrivait à ma hauteur. Sans doute un déversement d’égout,
ai-je pensé.
Elle s’est arrêtée et m’a fixée de son regard bleu perçant.
Sa seule proximité m’a fait frissonner. Avoir devant
moi un sosie de Blanche-Neige version débraillée ne
me rassurait pas. Sans compter que l’odeur écœurante
semblait émaner de sa personne et non du cours d’eau
en contrebas.
— Bonjour, m’a-t-elle saluée. Auriez-vous deux dollars?
Sa voix avait des échos distordus. Elle sonnait comme
si elle avait la tête coincée dans un bocal d’eau. Ce ton
étrange m’a saisie tout autant que sa demande. Pourquoi
une si belle dame, en apparence aisée, avait-elle besoin
d’argent?
Elle m’a souri, dévoilant des gencives privées de dents.
Sa voix ornée de gargouillements, son sourire édenté…
Il n’en fallait pas plus pour que je m’imagine face à une
psychopathe.
— Désolée, je n’ai pas de monnaie.
Pressée de poursuivre mon chemin, j’ai tenté de la
contourner mais elle a glissé de côté, comme un pas de
danse mille fois répété, pour me bloquer le passage.
— Dans ce cas, auriez-vous cinq dollars? a-t-elle insisté.
— Madame, je…
— Je peux vous dévoiler un pan de votre avenir en échange.
Elle toussa alors et cracha ce qui ressemblait à un bout
d’algue.
Je devais trouver un moyen de me sortir de cette situation,
sans quoi mon avenir s’arrêterait là, je le sentais.
— Je ne crois pas à…
— Et si je vous parlais d’abord de votre passé ?
— Trop facile.
— De vos rêves, alors? De vos espoirs? De ce que vous
n’avez jamais dit à personne ?
Sa voix étrange s’évaporait, diminuait à chaque mot
prononcé. Son parfum de marée basse et d’algues en
décomposition m’empêchait de réfléchir. Un coup d’œil
autour de moi me confirma que personne d’autre que
nous n’avait eu la brillante idée de traverser le vieux pont
ce soir-là. Même si je criais, personne ne viendrait à mon
secours. J’en étais à espérer qu’elle ne me touche pas
quand elle m’a agrippé la main droite par surprise.
J’ai aussitôt ressenti un courant glacial m’envahir le
corps. Sa peau était si froide! J’ai voulu me soustraire à ce
contact répugnant, mais elle ne lâchait pas prise.
Elle a fermé ses yeux bleu pâle deux secondes.
— Vous retrouverez un amour perdu, m’a-t-elle soufflé,
en se mettant à tousser et à cracher sa bouillie verdâtre.
Profitant de son malaise, je me suis libérée et en ai profité
pour reculer de quelques pas.
— Cela m’étonnerait, je…
— Il vous sauvera d’un bête accident dans un futur
rapproché, a-t-elle ajouté, en reprenant son souffle.
Elle m’a tendu la main en me regardant, réclamant son dû
pour sa prédiction. Je lui ai donné vingt dollars et je me
suis sauvée en courant.
Arrivée à l’autre extrémité du pont, essoufflée malgré les
quelques mètres parcourus, je me suis retournée. Elle
était là où je l’avais laissée. Elle regardait la rivière. De
loin, elle m’a semblé flotter à quelques centimètres du sol.
***
Deux mois plus tard, je traversais la vieille passerelle à
la presse. Je ne pouvais m’empêcher de jeter des regards
en arrière. Pourquoi fallait-il que ce soit le seul raccourci
pour me rendre au travail?
Au milieu de mon parcours, une des planches pourries a
craqué sous mes pieds. J’ai senti que le sol s’ouvrait. J’ai
agrippé la rambarde. Six mètres plus bas, des rochers
déchiraient le courant.
Alors que j’essayais de me raccrocher, j’ai entendu des
pas qui couraient derrière moi. « Pas elle, pas elle! » ai-je
espéré, en sentant la panique m’envahir.
— Tiens bon !
Ouf. Cette voix était normale. Et masculine. Des mains
solides (et chaudes) m’ont tirée de ma fâcheuse posture.
Une fois hors de danger, j’ai remercié l’inconnu qui venait
de me sauver. En le voyant, j’ai failli retomber dans le
trou. Je le reconnaissais… même si on ne s’était pas vus
depuis plus de vingt ans.
— Théo ?
— Ariane ?
Il n’avait pas changé. Son regard rieur, son sourire, sa
fossette sur une joue… Ses cheveux châtains étaient
juste un peu plus longs qu’à l’époque, mais pas encore
grisonnants. Sa petite barbe qui m’avait toujours fait
craquer avait bien traversé le passage du temps. Théo
avait été l’amour de mes 16 ans, une histoire d’adolescents
qui s’était terminée avec son départ pour l’université
quelques mois plus tard.
Il m’a raccompagnée chez moi. On a refait connaissance
et on ne s’est plus jamais quittés. L’étrange prédiction
s’était réalisée.
***
Un jour, Théo m’a raconté l’histoire de Madeleine, une
jolie dame riche qui s’était noyée lors de l’écroulement
du premier pont, en 1942. Son corps a été retrouvé deux
semaines après l’accident. Elle avait perdu son sac et son
dentier dans sa chute. Elle cherchait, selon la légende, à
amasser de l’argent pour s’en procurer un autre, refusant
de se présenter au paradis sans ses dents!

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