La grande entrevue avec Lynda Dion

Lynda Dion est enseignante au niveau secondaire depuis trente ans. Elle mène, en parallèle, une carrière d’écrivaine. Elle a fait paraître aux Éditions Hamac Monstera Deliciosa (2015), La Maîtresse (2013) et La Dévorante (2011). Plusieurs textes (essai, entrevue, récits, nouvelles) ont été publiés entre autres dans les revues suivantes : Moebius, Jet d’encre, Virages et Québec français. L’alinéa vous propose une entrevue avec une femme entière et passionnée.

P. Je sais pour en avoir entendu parler par toi que tu as longtemps eu une pratique de journal intime. Au fil des années, tu en as accumulé des caisses ! Dirais-tu que cette pratique au quotidien a installé les bases de ton écriture ?

L. C’est pour moi la première écriture. Mon rapport aux mots, la fascination qu’ils exercent chez moi ne tient pas seulement à leur pouvoir d’évocation. Tout lecteur aime se perdre et/ou se trouver dans des œuvres de fiction. Leur construction est exigeante et méritoire. Le plaisir qu’elles procurent en est un d’évasion. J’ai découvert très tôt que l’écriture possédait un pouvoir plus grand encore, celui de franchir des abords inconnus et innommables. J’ai fait mienne l’injonction de Platon : « Connais-toi toi-même ». C’est la base de mon écriture. Je fais le pari que l’effort de lucidité et la vérité que je traque en moi rejoindront d’autres humaines et humains.

P. Une des grandes ambitions de la littérature est de pouvoir refléter le monde. Que souhaites-tu que ton œuvre laisse dans son sillage ?

L. Je ne pense pas à ça. C’est une drôle de question. Je sais que mes livres sont lus, peut-être même étudiés, mais cette penséelà est plutôt terrifiante. Il y a certes une responsabilité à assumer en tant qu’auteure. La prise de parole suppose qu’on a quelque chose à dire qui mérite d’être entendu. Chaque fois que je commence un nouveau projet d’écriture, je dois me débattre avec la petite voix qui murmure et qui répète, et qui répète : cette histoire, ça va intéresser qui ? J’imagine que si j’écrivais de la fiction ce serait différent. C’est moi que j’expose. Ce que mon œuvre va laisser dans son sillage ? Une existence humaine en quête de conscience.

P. La voix des femmes est plurielle. Où se situe la tienne ? Quelles sont les écrivaines, d’ici ou d’ailleurs, qui t’inspirent et pourquoi ?

L. L’écriture des femmes m’a toujours inspirée très fortement. La liste des femmes qui m’ont mise au monde en tant qu’écrivaine est longue : Virginia Woolf, anaïs nin, Simone de Beauvoir, George Sand, Colette, Annie Leclerc, Benoîte Groulx, Marie Cardinal, Marguerite Duras, Annie Ernaux et, plus près de chez nous, Anne Hébert, Gabrielle Roy, Suzanne Jacob, Nelly Arcand. Leurs points communs est de m’avoir donné des permissions, chacune à leur façon.

La forme, le contenu, les thèmes abordés, le courage surtout d’une prise de parole au féminin. Je ne serais pas la même personne si ces femmes n’avaient pas croisé mon chemin. J’en oublie une, qui n’est pas littéraire, mais qui a libéré ma femme sauvage, celle qui appuie sur les touches du clavier, Clarissa Pinkola Estès.

P. Tu enseignes le français et la création littéraire au secondaire et tu as publié trois romans depuis 2011 un quatrième est à paraître bientôt. De toute évidence, tu arrives à concilier écriture et enseignement. À quel prix ? Quel est ton modus operandi ?

L. La question qui tue. La formule magique n’existe pas. Je le répète à qui veut bien l’entendre : du temps pour écrire, ça n’existe pas. C’est toujours du temps volé. J’ai cessé de m’en faire quand j’ai compris cela. Le plus difficile, ce n’est pas le temps, c’est d’accepter de se laisser prendre tout entière. C’est sûr que pendant l’année scolaire, je ne peux pas consentir avec la même ferveur. Ça négocie fort. C’est la période idéale pour réécrire. Sinon, j’ai besoin de m’enfermer des heures de temps, de me couper de tout le reste quand je suis en plein processus de création. J’attends l’été ou les vacances pour le faire. Cela dit, j’écris tout le temps. Dans ma tête. Je prends des notes que je consigne dans des fichiers sur le bureau de mon ordinateur. Et dans mon journal, aussi.

P. Un des conseils que tu donnes à tes élèves en création littéraire est celui-ci : « Il ne faut pas attendre que l’inspiration arrive. Il faut plutôt saisir les petits “flashs” qui “poppent” au quotidien, entretenir le muscle qu’est l’écriture par des exercices réguliers. Pourquoi pas avec une séance d’écriture automatique tous les matins ? » Est-ce ainsi que tu procèdes ? Au quotidien ? As-tu un rituel d’écriture ? Des conditions propitiatoires te sont-elles nécessaires ou peux-tu plonger à n’importe quel moment ?

L. Je n’ai pas de rituel d’écriture. Et je n’écris pas tous les jours dans mon journal. Je n’ai pas besoin de conditions. Il suffit que j’ouvre l’écran, ou le Moleskine, et je laisse faire le reste. Les mots viennent. Ou pas. Parfois, je n’ai que 10 ou 30 minutes, et ça me suffit. Le texte a bougé. J’ai ajouté ou retiré des phrases. Il continue de s’écrire pendant que je fais autre chose.

P. Parlant de son écriture, Annie Ernaux dit: « Je ne me raconte pas ; je révèle les choses essentielles de l’existence humaine. » Peux-tu commenter ce point de vue de l’auteure de nombreux romans autofictionnels ?

L. Cette phrase, j’aurais pu la dire. Annie Ernaux exprime là l’essentiel de ma posture d’écrivaine. La lecture de ses œuvres a été profondément troublante pour moi. Je trouvais enfin la légitimité que je m’interdisais depuis toujours. J’aurais publié plus tôt, je crois, si je m’étais permis d’écrire « vrai » bien avant.

P. Depuis la fin de l’adolescence jusqu’à ce jour, tu as fait de nombreux voyages en Europe, au Mexique, à Cuba et en Afrique. Quelle influence ces rencontres avec des cultures différentes ont-elles exercée sur ton écriture ?

L. Voyager forme la jeunesse, dit-on. Dans mon cas, c’est pire que ça ! Je dirais que j’ai vécu mon premier voyage en Afrique à l’âge de 19 ans comme un rite de passage. Je n’ai plus jamais été la même par la suite. C’est difficile à expliquer. Je cherche toujours. Je me suis tout de suite sentie chez moi là-bas. C’est au retour, étonnamment, que le choc culturel s’est passé. On était en 1980. Le couscous était encore un mets inconnu du plus grand nombre. Je suis devenue citoyenne du monde avant l’heure. C’est sûr que tout cela influence mon écriture. Il m’a fallu assumer une certaine marginalité. Mais surtout, quelle richesse ! Je me sens privilégiée quand je suis en contact avec des gens d’ailleurs. Oui, j’ai voyagé par la suite, mais il n’y a rien comme être en contact avec d’autres cultures chez nous pour constater que la différence a bien meilleur goût !

P. Ton nom est à jamais associé à Sors de ta bulle, un concours littéraire que tu as mis sur pied pour les jeunes de la région de Sherbrooke et qui poursuit sa route depuis 2004. Quelle est ta plus grande fierté concernant ce concours ?

L. C’est l’équipe elle-même ! Que d’autres folles et fous se soient joints au projet et continuent de le faire, année après année, pour réaliser l’impensable : permettre à des jeunes d’écrire un premier manuscrit, et à l’un ou l’une d’entre eux de voir son travail récompensé par la publication.

J’ai eu l’idée, oui, mais c’est d’abord et avant tout un formidable travail d’équipe. Des enseignantes et des enseignants engagés, contre vents et marées. Et une commission scolaire, des directions d’école mobilisées. Un rêve, quoi !

P. Tes romans La Dévorante, La Maîtresse et Monstera Deliciosa ont chacun leur particularité sur le plan de la forme : La Dévorante et La Maîtresse sont écrits sous forme de fragments très brefs sans ponctuation ; Monstera Deliciosa apparaît en cinq chapitres sous-titrés avec ponctuation. Est-ce là un choix d’auteure ou est-ce plutôt chaque œuvre qui a imposé sa propre facture ?

monteraL. L’auteure est bien peu de choses face à l’œuvre en gestation. Il faut beaucoup d’humilité parfois. Monstera Deliciosa me hante plus que les autres. L’absence de ponctuation dans les deux premiers romans, c’était un défi en soi. Une exigence à laquelle je me suis pliée avec inquiétude au début, puis j’ai compris que le rythme était là quand même, que je n’avais qu
’à tendre l’oreille. Mais avec Monstera Deliciosa, j’ai l’impression qu’il manque toujours des pages. C’est le roman du silence. Il est court et lapidaire. Mon éditeur me rassure, heureusement.

P. Tu mènes en parallèle plusieurs projets d’écriture alors qu’un 4e roman est déposé chez Hamac, ton éditeur. Sans trop en révéler, peux-tu entrouvrir la porte à ce sujet ? L. Parlant du loup. J’ai rencontré Éric récemment pour recevoir ses commentaires à propos de la deuxième version du manuscrit en question. La date de sortie est prévue en août 2016. D’ici là, j’ai encore du pain sur la planche. L’écriture n’est pas au point. Il me faut encore plus d’humilité… C’est un roman important. J’en prends la mesure. Et je suis patiente. Il aurait dû sortir avant Monstera Deliciosa, puisqu’il a été écrit avant, le même été. On retrouve la même narratrice que dans La Dévorante et La Maîtresse, dans son salon, un soir de canicule, avec des histoires d’homme. À finir pour de bon.

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