L’ÉNERGIE DE L’ILLUSION

J’ai probablement fait partie des gens les moins affectés par le confinement : je donnais déjà un cours à distance, je bénéficiais d’une bourse gouvernementale pour la rédaction de ma thèse de doctorat et j’étais habitué à travailler de chez moi. Dans les premières semaines, je blaguais en disant que ma vie n’avait pas changé, sauf qu’il y avait plus de monde dans les rues quand je sortais courir. Mais j’étais plus stressé que je le croyais.

Pendant que ma blonde, directrice d’un organisme communautaire à Lachine, angoissait avec des problèmes nombreux et concrets, de mon côté, mon anxiété se manifestait, comme d’habitude, par une hypervigilance portée à mon corps. Rapidement, un petit mal de gorge m’a fait soupçonner le pire; quelques jours plus tard, je me suis autodiagnostiqué un acouphène; quelques jours après, j’avais définitivement un problème avec mes sinus.  Malgré tout, je continuais ma petite routine d’écriture, d’exercice et de marche avec mon chien, visant le dépôt de ma thèse pour la fin de l’été.

L’anxiété s’immisçait aussi dans mes réflexions, habituellement plutôt inoffensives.  J’essayais de ne pas penser au fait que je pouvais avoir la COVID en ce moment, sans le savoir, et l’avoir transmise à mon entourage; que le virus tuait surtout des gens vulnérables, mais qu’il avait aussi causé la mort de jeunes trentenaires; que dans deux semaines, je pourrais bien être mort; que si une pénurie de denrées essentielles survenait, je serais incapable de subvenir à mes besoins; que la réponse du gouvernement fédéral américain provoquait un clivage idéologique qui pouvait très bien aboutir en guerre civile, etc. En réponse à cette anxiété, je me suis réfugié dans le monde antique. J’ai lu L’Iliade pour la première fois et commencé une volumineuse Histoire du monde ancien; c’était je crois une façon de fuir le monde réel. J’essayais de me tenir loin de l’actualité et des réseaux sociaux, mais une curiosité morbide me poussait à aller voir à quel point la situation était grave.

Quelques mois avant le confinement, j’avais développé une routine très productive, mais qui m’isolait de l’actualité, du monde extérieur. Je vivais une petite idylle domestique, qui me procurait un bonheur stable, que bien des gens auraient trouvé ennuyeuse, mais qui me convenait. J’étais plongé dans mon roman sur la grève de 2012 et mon essai sur La guerre et la paix et ne pensais pas à autre chose. Avec la crise, par contre, j’ai tourné mon regard vers l’actualité et me suis mis comme tout le monde à écouter les points de presse quotidiens.

Cet exercice m’a rappelé une réflexion qui m’est venue à plusieurs reprises dans les dernières années et selon laquelle mon bonheur est inversement proportionnel à ma connaissance de l’actualité. Soit, je suis informé et indigné, soit je suis isolé et tranquille. Ce conflit intérieur entre mon bonheur personnel et mon devoir de citoyen m’occupe depuis la grève de 2012 : devant l’état du monde, devant l’injustice et la souffrance qui sont le quotidien de tant de gens, ne devrais-je pas en faire plus?

Plus j’écoute les nouvelles, plus je suis fâché, et plus je suis exigeant envers moi-même : je produis trop de gaz à effets de serre; je gaspille trop de nourriture; je consomme trop de plastique; je devrais faire du bénévolat; je devrais écrire à mes députés; je devrais manifester, etc. Quand je pense à la crise climatique, ou aux injustices engendrées par le capitalisme ici comme ailleurs, mon travail d’écriture me semble embarrassant. Pendant la crise de la COVID, ce déchirement était d’autant plus évident que ma blonde assumait une charge de travail (physique et mentale) démesurée pour maintenir son organisme à flot et continuer à offrir des services de base à des gens vulnérables. De plus, le gouvernement suppliait les citoyens qui le pouvaient de faire du bénévolat auprès des organismes d’aide alimentaire.

Le conflit entre mes convictions éthiques et mon activité de création se rapprochait : quelle bonne raison avais-je de continuer à écrire? N’aurais-je pas dû mettre ma thèse de côté, du moins en partie? Je me disais que je contribuais à ma façon, apportant à la société ce que je pouvais dans la mesure de mes capacités, mais je n’arrivais pas à me convaincre. Mon premier roman avait été tiré à 800 exemplaires; mon travail d’écriture était loin d’un service rendu à la communauté. Même si un lecteur ou une lectrice avait vu sa vie changer grâce à mon roman, comment comparer cette contribution à celle des infirmières, des médecins, des préposées aux bénéficiaires qui risquaient leur vie pour lutter contre la pandémie? N’était-ce pas là une situation exceptionnelle? Ne devais-je pas moi aussi participer à cet « effort de guerre »?

Tolstoï parlait de « l’énergie de l’illusion » pour décrire l’état d’esprit dont il avait besoin pour écrire : il devait croire à l’illusion que ce qu’il écrivait était d’une importance capitale, sans quoi il n’aurait pu le faire. Quand j’écris dans ma petite idylle, mon travail m’habite tout entier; son importance s’impose d’elle-même sans que je la remette en question. Mais quand le monde extérieur s’immisce dans ma réflexion, tout à coup, l’illusion se fracture : ça n’est vraiment pas si important que ça. Rationnellement parlant, je n’arrive pas à expliquer pourquoi, alors que tant de gens souffrent, passer son temps à rédiger des histoires inventées peut être plus important que travailler activement à alléger cette souffrance. Pourtant, j’ai continué à écrire. Avec culpabilité, mais aussi avec plaisir. Je suis heureux de travailler sur un roman – même si ce bonheur fluctue au gré des caprices de la création. Lire, écrire me rend heureux. Mais est-ce suffisant pour justifier mon activité?

Après avoir écrit deux des plus grands romans de l’histoire, Tolstoï les a reniés pour se vouer à son activité de preacher, lui qui aspirait de tout cœur à voir se réaliser la paix perpétuelle à laquelle rêve Pierre au début de La guerre et la paix. À quoi bon écrire des romans, quand il faut changer le monde? Le milieu littéraire de l’époque implorait Tolstoï d’abandonner ses essais pour revenir au roman, mais il s’entêtait : c’était la bonne façon de vivre. Pourtant, il n’était pas plus heureux qu’auparavant. Il reprochait à sa femme et à ses enfants de ne pas vivre selon ses convictions, qu’ils ne partageaient pas, et souffrait de constater que le monde ignorait ses arguments – « si seulement les gens m’écoutaient, on pourrait enfin vivre heureux! » Quand, à travers ses réflexions morales et religieuses, il revient à la littérature pour écrire l’autre chef-d’œuvre qu’est La mort d’Ivan Ilitch, le fait-il par souci d’utilité sociale, pour sauver le monde, ou pour une autre raison, plus nébuleuse, intuitive, individuelle?

Récemment, en camping, j’ai lu Ouvrir son cœur, d’Alexie Morin. C’est un très beau livre. Toutefois, sa « vérité » est intime, pas sociale. Certes, on peut l’aborder comme une dénonciation du conformisme cannibale qui dévore la différence, mais l’intention derrière le livre me semble fondamentalement individuelle : témoigner d’une expérience, la transmettre à autrui, briser la solitude de la subjectivité. Je ne pense pas que l’art soit complètement étranger à la chose sociale, mais je ne crois pas non plus qu’il lui soit subordonné. Je suis très content qu’Alexie Morin ait écrit son livre au lieu de faire autre chose : c’était une excellente façon de passer son temps, et ce, même si toutes ces heures auraient pu être investies dans une activité plus « utile ».

Cette opposition entre art et utilité, c’est moi-même qui me l’impose. Personne ne me reproche quoi que ce soit, et les arguments avancés dans mes débats intérieurs ne sont incarnés nulle part ailleurs. Personne ne m’a dit « Voyons, que tu continues à écrire pendant la pandémie! » Par contre, j’ai entendu nombre d’écrivains affirmer ne plus pouvoir écrire, ne plus pouvoir lire; un grand malaise les poussait, comme moi, à tenter de justifier leur activité en termes pratiques, sur un mode presque repentant. Évidemment, j’aurais pu faire un peu de bénévolat tout en continuant ma thèse, rien ne m’obligeait à la délaisser entièrement. Peut-être avais-je peur de « perdre le momentum »; peut-être ai-je besoin de me consacrer complètement à mon but pour le réaliser comme il faut; peut-être voulais-je simplement continuer à vivre dans mon petit bonheur; je ne sais pas.

Quand j’écris, je ne me demande pas si ce que je fais est important; ça va de soi. C’est seulement quand j’essaie de rationaliser ce travail que j’arrive à une impasse. La certitude intuitive que l’écriture en vaut la peine n’est pas le résultat d’un raisonnement logique, ce qui ne l’invalide pas pour autant. Chaque fois qu’on demande à l’art de rendre des comptes, il en sort perdant. Pourquoi écrire au lieu d’aider les gens? Pourquoi écrire, au lieu de créer de la richesse? Pourquoi écrire, au lieu de manifester? On peut tenter de répondre en termes économiques ou éthiques, mais cette justification ne serait-elle pas, elle aussi, une illusion?

 

Antonin Marquis est né et a grandi à Sherbrooke. Après une maîtrise en création littéraire à l’UQAM, il fait un doctorat à l’Université de Sherbrooke, où il est aussi chargé de cours. À l’automne 2017, les éditions XYZ ont publié son premier roman, Les cigales.

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