LETTRE DE GRAND-PÈRE SIMON À SA PETITE-FILLE ISABELLE

 

Ma chère petite Isabelle,

Je n’ai pas oublié ce que tu m’as demandé l’autre jour, que tu aimerais en savoir plus sur la famille de ma mère, ton arrière-grand-mère. J’ai peur que tu ne sois déçue car je ne sais pas grand-chose de la famille Saint-Cyr. Ce n’est pas que Maman n’en parlait pas. Au contraire, elle nous a souvent décrit le beau salon avec ses deux foyers, la grande cour remplie d’arbres fruitiers, les domestiques qui étaient comme des membres de la famille et ses frères qui étaient tous des athlètes complets.  Et comment son père – c’est-à-dire mon grand-père – avait prospéré et avait été maire du village pendant vingt ans. Ça avait été, semble-t-il, une enfance de rêve. Le grand château de bois que mon grand-père avait construit au bord du lac ne me semblait pas moins merveilleux que les châteaux en Bretagne dont je lisais la description dans mes romans scouts. Mais quand je suis devenu adulte, mes tantes Alice et Dorice, les sœurs de mon père et donc les belles-sœurs de Maman, se sont fait un plaisir de balayer avec de grands éclats de rire à peu près tout ce que Maman avait raconté. Selon mes tantes, Maman portait des lunettes roses et toutes ces histoires étaient soit inventées de toutes pièces soit exagérées au point de n’avoir plus de lien avec la réalité.

Maman m’a tout de même confié une chose qui s’approchait de la vérité mais cela est sorti sur le tard quand il ne lui restait plus que quelques semaines à vivre. J’étais allé lui rendre visite à la résidence. C’était juste avant Pâques et je ne l’avais pas vue depuis Noël. L’autoroute vers Montréal n’ayant pas encore été construite, le voyage durait alors huit heures si on ne s’arrêtait pas pour manger.  Je partais tôt le matin et j’apportais un sandwich pour manger dans l’auto. De cette façon, je pouvais arriver vers le milieu de l’après-midi, ce qui nous laissait environ deux heures avant qu’on lui apporte son souper. Je passais la nuit dans une minuscule chambre que les sœurs gardaient à la disposition des visiteurs venus de loin et je repartais le lendemain après le déjeuner.

Quand je suis arrivé à sa chambre, elle m’est apparue un peu perdue comme si elle sortait d’un somme. Elle m’a demandé des nouvelles de ma famille mais sans les nommer : Tes enfants vont bien? Et ta femme? J’ai utilisé leurs noms dans mes réponses et elle les a tout de suite repris dans ses questions suivantes comme si ce petit court-circuit n’avait jamais eu lieu. Elle me parlait de la nouvelle décoration de la résidence, des activités de Pâques organisées pour les « membres ». Elle parlait de la résidence comme s’il s’agissait d’un club select. Cette loquacité, inhabituelle pour elle, m’avait rassuré. Je pensais que la présence des religieuses, qu’elle avait toujours tenues dans la plus haute estime, et l’activité qui l’entourait avait fini par provoquer chez elle un entrain qu’elle n’avait jamais démontré sa vie durant.

Je lui ai proposé de faire le tour de la montagne en voiture. Nous pourrions stationner sur le sommet et si elle en avait la force, faire une promenade autour du Lac des Castors ou sinon, nous asseoir sur un banc. Elle avait l’air excitée à ma proposition, ce qui me surprit encore plus. Durant les années où je demeurais à Montréal, avant de déménager dans le Bas-du-Fleuve, je l’avais souvent invitée pour une balade en auto. À chaque fois, elle prenait un air ébahi comme si je lui avais proposé d’aller chasser la baleine : « Mais pourquoi donc? » « Mais pour prendre l’air, Maman, et pour se distraire un peu. » Je disais « se » pour masquer le « te » qui aurait été plus conforme à la réalité, mais elle n’aurait pas apprécié. Elle répondait : « Ah, si tu as besoin de te distraire, c’est bien, je vais y aller avec toi. » Je jouais le jeu. « Ben oui, ça me ferait du bien. » Alors, elle s’asseyait à côté de moi, les mains croisées sur son sac à main, le regard fixé droit devant. Je ralentissais dans les beaux endroits, là où on avait une belle vue du fleuve ou de la rivière des Prairies. Elle tournait légèrement la tête, faisait un petit « Uh hum » et ramenait vite son regard vers le devant. Quand je suggérais qu’on s’arrête pour profiter de la brise, elle sortait de bonne grâce de l’auto et prononçait quelques paroles admiratives :  « Ah oui, c’est beau, c’est bien beau » et retournait vite vers l’auto. Pendant longtemps, j’ai pensé que Maman refusait d’être impressionnée. Mais plus tard, j’ai commencé à penser que peut-être elle ne voyait rien, ou du moins elle ne voyait pas ce que je voyais.

Cette fois-là, son enthousiasme m’a agréablement surpris et j’espérais avoir une vraie conversation avec elle. Mais dans l’auto, elle est restée silencieuse et je commençais à penser que cette sortie se déroulerait comme toutes les autres. Mais une fois amorcée la montée, elle s’est soudainement animée. Elle se mit à nommer tout ce qu’elle voyait comme un enfant devant un livre d’images : des arbres. Beaucoup d’arbres. C’est beau les arbres. Un écureuil. Deux écureuils. Des croix, des tombes. Un homme qui marche avec un chien. Un chien noir. Pas beau. J’étais sidéré de cette première perte de contrôle et je la laissai continuer son énumération sans rien dire. Cela dura jusqu’à l’arrivée au sommet. Une fois sortie de la voiture, elle sembla excitée par ce qui se passait autour d’elle et tournait la tête d’un côté et de l’autre pour suivre les enfants courant derrière les pigeons, des couples avec des carrosses de bébé. Il y avait des garçons qui fumaient en se criant des injures et elle les regardait comme si elle essayait d’entrer dans leur jeu. Je n’en revenais pas, elle qui avait toujours navigué dans les rues de son quartier la tête haute et le regard au loin comme si elle avait été sur une barge royale.

On s’est assis sur un banc. Pas loin de nous, il y avait un homme qui parlait tout seul. On pouvait tout juste entendre les paroles confuses et la voix pâteuse mais c’était évident que l’homme était ivre. Maman dit alors, avec un sourire un peu gêné : « Mon père, il était comme ça. »  « Tu veux dire qu’il était alcoolique? » « Oh, alcoolique, ça c’est un grand mot. » « Il buvait beaucoup alors? » « Oui, on pourrait dire qu’il buvait pas mal. »  « Donc, il était souvent saoul? » « Peut-être, oui, je sais pas. »  Comme d’habitude, elle parlait comme si elle n’avait rien vu ni su par elle-même, c’était juste une chose que certaines personnes auraient pu dire ou auraient pu penser mais qu’elle ne pouvait attester.  En réalité, j’étais déjà au courant, car mes tantes Alice et Dorice m’avait parlé de l’alcoolisme de mon grand-père qui avait été la cause de sa ruine. Mais, cette petite phrase de quatre mots, « Il buvait pas mal », est l’unique indice que j’aie jamais reçu d’elle que tout ne tournait pas rond dans la famille Saint-Cyr.

Quelques jours plus tard, je reçus un appel de Maman. Comme beaucoup de gens de sa génération, Maman utilisait le téléphone strictement pour communiquer de l’information. Quand je l’appelais pour avoir de ses nouvelles, elle semblait toujours surprise et répondait à mes questions comme à un vendeur d’assurance qui l’aurait dérangée durant son souper. Elle me posa les questions d’usage sur Florence et les enfants mais j’avais l’impression qu’elle n’entendait pas les réponses. Finalement, elle dit : « Tu sais, ce que je t’ai dit l’autre jour au sujet de ton grand-père, oublie tout ça, mes souvenirs sont confus, je ne sais plus ce que je dis. Mon père était un homme bien, un homme important. » Et elle raccrocha. Ce fût la dernière fois que je lui parlai car la semaine suivante, elle subit une hémorragie dont elle ne se remit jamais.

Ma chère Isabelle, je me rends compte que je n’ai pas répondu à ta demande. Que pourrais-tu faire avec ce ramassis de petits riens? Dans ma prochaine lettre, je t’enverrai les informations plus précises, les noms, les dates, ce qu’on trouve dans les archives et qui est indiscutable. En fait, ç’aurait été plus sage de commencer par cela. Mais je suis comme le chef de chorale qui doit donner le « la » avant que le concert commence. J’espère que tu ne m’en voudras pas trop.

Ton grand-père qui t’adore comme toujours,

Simon

 

Danielle Ferron a pris sa retraite en 2016 après une carrière variée en tant que chercheure au gouvernement fédéral et dans l’industrie privée. Elle détient un doctorat en psychologie et s’intéresse présentement aux questions reliées au vieillissement et à la retraite. 

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