Cumul, par Manon Ann Blanchard

Comment raconter tout cela sans que le résultat ressemble aux souvenirs d’un vieux soldat ? Pour moi, la guerre n’est pas finie. Peut-être qu’elle ne finira jamais. Je suis née sous la main du bourreau 1 , la main de l’oppresseur. Depuis, je rampe, je la frappe, je la taillade pour qu’elle me lâche, pour qu’elle nous lâche. Il suffit de dire que j’ai toujours pris à gauche, car c’était notre seul espoir. J’ai vu des jeunes étranglés par la police, des amis matraqués, des crânes fracturés, des visages éborgnés, des mains amputées par les rouages des machines, des enfants de douze ans retirés de l’école pour nourrir la bête, des femmes violées et une jeune fille qui tenait ses dents dans la brume toxique des gaz lacrymogènes. Notre monde te définit, tout dépendant du côté de la matraque où tu te trouves sans te demander si le problème n’est pas précisément la matraque.

 

Elle savait qu’elle devait avancer. Les seuls choix qui lui étaient interdits étaient de s’asseoir là, sur cette borne, et de ressentir quoi que ce soit. Il y aurait d’autres carrefours, elle prendrait à gauche, comme elle le faisait depuis toujours.

Pourquoi ? Il y avait aussi des pièges à gauche, des prédateurs, des ornières et des culs-de-sac. Elle prendrait à gauche parce que c’est là ce qu’elle avait toujours fait.

Il fallait se relever. Elle devait laisser sur le roc où elle s’était assise une minute, une heure, un jour, l’horreur, la terreur et la peine, mais ce serait un piètre subterfuge. Elle savait déjà que, tout le reste de sa vie, elle porterait les stigmates de ce qui s’était passé, cet après-midi, il y avait un an, il y avait dix, vingt ou quarante ans. Elle en avait mis des choses au fond de son sac, tentant de les oublier ! Elles ressurgissaient de temps en temps, jamais au bon moment, jamais sans douleur.

Elle se leva, prit son bagage et s’engagea sur le chemin. Pour avancer, pour sentir son corps en mouvement qui la rattachait à la vie, il lui fallait le choc de ses talons sur la terre durcie de cette voie. Elle serait sinueuse, sans doute, et elle devrait combattre encore. Le long de cette route, elle devrait se méfier, même des com – pagnons de voyage que le hasard lui donnerait. Il ne faudrait pas qu’elle oublie qu’on a toujours quelque chose qui fait envie aux autres, ne serait-ce que cet entêtement qui la poussait, pas après pas, à avancer sur cette route cabossée, tortueuse, et pentue.

Elle était fatiguée. Peut-être qu’elle aurait pu prendre à droite, pour une fois ? Peut-être aussi qu’on l’en aurait empêchée ? Pourquoi diable avait-elle encore pris à gauche ! La voie de droite était pavée, plate, lisse, ce devait être un plaisir d’y avancer, on devait y aller plus vite et plus sûrement ! Elle se demanda quel était le prix à payer pour emprunter la voie de droite. Il y a toujours un prix, on le paie en morceau de cœur ou en morceau d’âme, mais on le paie, elle en avait la certitude. Peut-être aussi qu’elle n’avait pas vraiment le choix.

Bon, voilà que le chemin devenait boueux ! Cela n’avait rien d’étonnant, elle entendait un ruisseau tout proche qui grondait au lieu de chanter. Le printemps tout juste arrivé avait dû le faire sortir de son lit.

Curieuse, elle sortit de la voie pour s’approcher du cours d’eau en crue. Le soleil pointa un rayon au tra – vers les nuages et elle comprit tout à coup pourquoi Rimbaud parlait de haillons d’argent dans Le dormeur du val. Au contact du soleil, les parulines posées dans un arbre, semblables à des citrons, se mirent à pépier. Un rocher couvert de mousse accueillit son fardeau et elle s’y assit, dans le rayon de soleil qui caressait sa joue. Le ruisseau resplendissait devant elle, dans sa force, d’écume et de dorure ornée, les oiseaux voltigeaient dans la canopée.

Elle était bien. Elle était là où elle voulait être. L’autre route, celle qu’elle n’avait pas prise, n’avait plus de charme. Évidemment, elle était curieuse, elle aurait bien aimé savoir. Si la souffrance lui avait été épargnée, si elle avait été absolument certaine qu’elle n’aurait pas ressenti cette douleur qu’elle tenait encore et toujours à distance, sous peine d’être encore une fois broyée, si, oui, si elle avait eu l’assurance de ne jamais éprouver une peine telle que ses entrailles, son âme, son cœur s’étaient crus ravagés par une tempête de sable en plein désert, qui la laissait encore aujourd’hui hagarde, assoiffée, buvant le bonheur à toutes les sources, si elle avait eu cette assurance, aurait-elle pris à droite ?

Un morceau de cœur ou un morceau d’âme, car il y a toujours un prix à payer. Elle se demanda, les yeux errant sur les reflets du soleil qui dansaient sur les feuilles neuves, pourquoi elle n’avait jamais croisé de chemin au centre. Quand on les examinait bien, ils allaient toujours un peu d’un côté ou de l’autre. Le centre n’existait pas vraiment, ce n’était qu’une voie transversale vers l’un ou l’autre côté. Et comme il fallait bien avancer, elle prenait à gauche, sans tergiverser.

Tout à coup, elle sentit la roche sur laquelle elle s’était installée se mettre à glisser et elle n’eut que le temps de s’écarter pour la voir dévaler la pente avec son sac à souvenirs. Ses souvenirs ! Le torrent grondait, et il n’était pas question de récupérer le sac. Pouvait-elle continuer son chemin sans lui ? Allait-elle rester au bord du ruisseau attendre que l’eau baisse pour le récupérer ? Et dans quel état ? Mais c’était un joli coin, elle pourrait y rester, s’oublier là, se contenter du rayon de soleil, du ruisseau, des arbres, des parulines et de tant d’autres choses qu’elle n’avait pas encore vues. Fallait-il vraiment avancer encore ? Pour aller où ? On peut emprunter des chemins, mais ne rien voir du trajet, voire de la destination, si on ne regarde qu’à l’intérieur de soi. Il fallait se lever pour aller ailleurs.2

Elle resta là un long moment dans le soleil et le vent humide des embruns du ruisseau, puis elle se leva lentement et elle reprit le chemin de gauche qu’elle avait quitté tout à l’heure. Elle n’allait pas vite, mais elle avançait sûrement.

 

Voilà. Je continue à avancer. Les souvenirs, toujours là, impossibles à noyer, me hantent et s’accumulent grâce aux médias sociaux. Partout, des enfants naissent sous le joug, partout, des entêtés de mon espèce se battent pas à pas, jour après jour. Je suis seule sans l’être. Des camarades meurent, certains assassinés, d’autres désertent. Je suis comme tout le monde, parfois, j’en ai marre ! Mais les foules, de temps en temps, déferlent et nous ressuscitent, nous transportent, nous abreuvent, nous réunissent. Alors je continue ma marche et je protège entre mes doigts la flamme qui m’a embrasée.

 

1 Roland Giguère, La main du bourreau.

2 Roland Giguère, La main du bourreau.

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