Du journal de bord au journal intime

J’ai reçu mon premier journal intime en cadeau alors que j’avais neuf ans. À l’époque, je souhaitais ardemment écrire, mais je ne voyais pas l’urgence de me mettre à la tâche ; ma mère le faisait donc pour moi. Elle relatait mes aventures sur de grands Post-its lignés, m’invitant à les retranscrire de ma main d’enfant dans mon journal. Toutefois, les journées passaient vite et étaient remplies de jeux ; les Post-its s’accumulaient, et de ce premier journal, peu de pages ont finalement été noircies par mon crayon. S’y cachent encore aujourd’hui les feuilles autocollantes couvertes de l’écriture de ma mère.

Lorsque j’ai finalement touché à mon propre désir d’écrire, cette fois non plus poussée par ma mère, mais plutôt par un élan qui venait de l’intérieur, j’ai tout d’abord suivi le modèle montré par celle qui m’avait mise au monde : il suffisait tout d’abord d’apposer une date dans le coin supérieur droit, puis suivait une série logique de mots bien orthographiés. « Aujourd’hui mon frère est venu nous visiter. Il m’a montré quelques mots en japonais. Ce soir, on a mangé une fondue chinoise avec lui et mes parents. » Les pages se suivaient et se ressemblaient, ne laissant aucun accès à mes émotions ni pour le lecteur trop curieux, ni même à moi. Le journal n’était qu’un outil d’archives, sans plus. Je m’exigeais autant de justesse que ma connaissance de la langue me le permettait.

Alors que mon adolescence me faisait vivre plusieurs drames, j’ai osé plonger un peu plus profondément en moi. Déborder des lignes imposées par mes carnets devenait un impératif de navigation en haute mer. Les phrases bien ordonnées de mes récits platoniques éclataient en poèmes, puis en mots sans suite, sans ponctuation, sans cadre. Hors des lignes, je commençais à explorer l’écriture libre, intuitive, émotive. Je tournais mes calepins pour écrire de haut en bas, de droite à gauche et en spirale, y ajoutant du crayon de couleur, des esquisses, ainsi que des billets de train et de spectacles. Le cadeau le plus précieux que l’on pouvait me faire était de m’offrir un nouveau cahier pour m’y déposer. Chaque journal me transportait dans un univers bien à lui, avec sa couverture colorée, la texture de ses pages, son épaisseur et sa reliure. Lorsque je le fermais pour de bon, entièrement rempli, j’avais l’impression de mettre un point final à une période de ma vie.

L’écriture est devenue synonyme de refuge. Élevée sans la présence de mes frères et sœurs, dès que je goûtais à la solitude, au désespoir, à la colère ou à la tristesse, j’ouvrais mon journal, qui était l’un de mes meilleurs compagnons de route. Je passais des heures à contempler le lac de mon enfance et à écrire. Puis j’ai commencé à voyager. J’ai compris qu’avec cette propension à me dire sur papier, je n’aurais sans doute pas assez d’un calepin pour m’accompagner dans le cas d’une aventure de plusieurs semaines ; je fourrais donc un cahier dans ma valise, puis une fois sur place je me faisais le bonheur de m’en acheter un à la saveur de l’endroit. Quand je pense à toutes ces heures que j’ai passé à écrire, assise sous un arbre, sur le bord d’un trottoir, un banc de parc ou devant une montagne, je réalise avec du recul que j’étais sans doute une jeune femme de peu de mots… du moins quand il s’agissait d’utiliser mes cordes vocales. Pourtant, comme j’écrivais sans cesse, j’avais l’impression de parler énormément, car alors que je couchais mes mots sur papier, je les entendais en moi en même temps…

Écrire me permet d’être entendue dans ce monde où, avouons-le, si peu de gens savent écouter, vraiment. Écrire m’invite à me regarder en face et à reconnaître mes couleurs, mes extrêmes, ma difficulté à me dire, ma poésie, mon ombre et ma lumière. Écrire m’encourage à maintenir le lien avec ce qui est.

 

Psychosociologue et auteure du livre Déconversion, Mélanie consacre sa vie à l’être humain. Que ce soit à travers l’accompagnement, des ateliers de créativité ou l’enseignement, elle est passionnée d’écoute et de parcours de vie. Vous la croiserez sans doute au détour d’un village d’ici ou d’ailleurs, une pâtisserie à la main, le sourire aux pieds et le cœur au ciel.

Lire également

La plume, l’encre et le buvard

J’étais en deuxième année. Nous avions sur nos pupitres un trou pour y glisser notre encrier. L’encre était bleue. Tout à côté, il y avait une ouverture pour y déposer notre plumier et notre plume. À ces objets, s’ajoutait le buvard. À la maison, sur le bureau familial, il y avait également une bouteille d’encre […]

Retour d’une passion

Par: Mireille Guyonnet

À la petite école, les mots jaillissent de mon crayon. J’adore la composition française et y excelle. Mon seul chagrin, le temps d’écriture est limité. Crispée sur ma page, je me hâte et halète. Quand je serai grande, je serai écrivaine ! Puis, la vie suit son cours et me conduit ailleurs. À l’heure de la […]

Partager

Commenter