Ils la voient pointer du doigt le ciel, mais ne lèvent
jamais les yeux. Lénore, sur la passerelle, se tient d’une
poigne crispée aux cordages. Elle, ils ne l’aiment pas,
toujours à osciller entre deux rives sur son petit pont,
comme une balançoire. Ça ne sert pas à ça. On traverse, on
passe, on revient sur ses idées, mais surtout, en aucun cas
jamais, on reste au centre d’un pont. Il faut choisir un côté.
C’est la vie, c’est comme ça, on n’y peut rien. Lénore n’a
jamais compris la prise de position. Les riverains de droite
croient que cette ambivalence est de naissance. Ceux de
gauche l’attribuent à un environnement malsain, une sorte
de corruption dans l’air. On ne peut pas rester sainement
entre deux pôles, à branler dans le manche autant que les
rafales ébranlent cette passerelle.
Lénore pointe le ciel, comme si elle était aveugle à
la désolation de leur monde rendu stérile par la folie des
riverains. Enfin, le croient-ils. Qui raconte ça ? Sûrement
la rive opposée. Il n’y a plus d’avenir, ils le savent tous.
Pourquoi viser le ciel ? Il n’y a jamais rien eu à voir là-haut.
C’est ainsi, ça ne change pas. Idée fixe de Lénore, elle, une
esperluette égarée sur un pont en suspens dans la vallée. À
gauche, on la trouve grise, dangereusement près du noir et
blanc de la droite : tout ou rien, pile ou face, l’un ou l’autre,
gagnant-perdant. À droite, on la sent trop délavée, proie
facile à une colorisation irisée de la gauche. Leur arc-en
ciel et leurs paillettes, comme si tout se valait, brouillent
les catégories, l’ordre et le sens du monde. Lénore est
trop fragmentée, comme la gauche, soupçonne la rive
droite. Non, elle est déjà trop calcifiée comme la droite, se
défendent ceux de gauche.
Lénore voudrait leur dire ce qu’elle est, mais l’urgence
est là, dans le ciel, ne la voient-ils pas ? Ils demeurent
acharnés à détailler son doigt tendu, à le décortiquer, lui,
et le juger du fait qu’elle juge avec. Ils ignorent quoi, ne
comprenant pas pourquoi regarder au ciel sauverait leur
vallée des gens de l’autre rive. Cette rivalité est centrale.
Pas Lénore sur son pont. La rive droite accuse la rive gauche
qui les blâme en retour. « Nous souffrons plus que vous »,
disent les uns. « C’est faux ! », répliquent les autres. On ne
peut plus crier à l’injustice puisque l’autre se dit victime,
peu importe de quoi. Mais le « qui », oh, on le connait. Si
une rive est victime, donc l’autre est coupable, non ? Et ça,
c’est insupportable, puisqu’elle est victime, voyons ! N’y
a-t-il plus de verdure à cause d’eux, ne manque-t-il pas de
fraicheur ? Quelle hérésie de se croire tous victime sans
coupable ! Et la réponse bête de Lénore, toujours aussi
perdue, est de pointer le ciel. Sur les rives gauche ou droite,
on se renvoie la balle des responsabilités.
Une distraction, Lénore sait d’où elle provient. Elle la
montre, mais ils ne voient que son doigt : une accusation
dans le vide, loin de leurs véritables soucis, ici sur leur
terre mourante. Qui des deux rives a raison à propos de
sa pollution ? Peu importe, le plus grand orateur gagnera.
La plus forte position remportera les mièvres miettes
tombées du ciel, à les rendre sanguinaires une rive contre
l’autre. C’est d’ailleurs le seul bienfait de ce firmament,
ces broutilles. Lénore n’annonce même pas cette pluie.
Personne ne la veut sur sa rive ; elle ne renforcera pas leur
rang. Sans plus de richesses, il faut être plus fort que l’autre,
et elle, elle ne choisit rien.
Il existe une autre position, au centre de la passerelle
où Lénore, toujours, accuse le ciel. On aperçoit rarement
ce qu’elle pointe. Ça s’improvise en nuage ou en crépuscule,
ça crée d’un battement d’ailes certains vents. Pour le voir et
s’en assurer avec le temps, Lénore a dû regarder longtemps.
Souvent. Tout le temps. Ne pas le quitter des yeux. Un jour,
espère-t-elle, les riverains regarderont enfin ce qu’elle
montre : un dragon avare de leurs pièces d’or — toutes et
chacune de leurs pièces — qui ne redonne que la cendre
de ses flammes à gauche, à droite de la passerelle. Il a
détruit leur terre également des deux côtés de la rive, sur
leurs vallons et leurs vallées, non sans les en faire sentir
coupable. C’est les riverains, après tout, qui saccagent
leur environnement… non ? Ce ne peut être les industries
du dragon. Il n’existe pas ; il n’y a rien à voir dans ce ciel.
Pourquoi le pointer ? Plus éveillée, Lénore l’a vu agir depuis
longtemps. Celui-ci a amassé toutes leurs ressources pour
les garder dans ses greniers célestes, si haut, on le perd
de vue et l’oublie. Il possède ce qu’il faut pour reverdir la
vallée — les moyens, les ressources, le pouvoir d’action —,
mais il a pris soin d’effriter la tour menant à sa forteresse.
Il règne depuis des siècles sans rien changer au statuquo.
Lénore le pointe, lui. Car si seulement les riverains
de la vallée, de droite & de gauche, pouvaient le voir, ils
arrêteraient de picorer leur épouvantail arc-en-ciel bariolé
en noir et blanc. Ils reconstruiraient ensemble la tour et
abattraient, ensemble, cet avare dragon. Un jour, rêve
Lénore, elle ne sera plus seule sur cette passerelle à faire le
pont et à faire front.
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