PERDRE LA TÊTE (TITRE PROVISOIRE)

 

Elle avait frappé à sa porte un matin d’hiver. Comment était-elle parvenue jusqu’à lui ? Avait-elle laissé tomber sur la carte géographique des Cantons de l’Est une épingle qui piqua droit sur sa maison en pierres des champs ? Dès son apparition, le vieil homme s’était épris d’elle comme un jeunot. Il aimait sa beauté brute, sans fards et, présuma-t-il, sans pierreries au nombril.

Que voulez-vous, dans la secte où cette Marie-Lune avait grandi, le gourou dégustait ses femmes nature. Dans l’austère maison, on lui apprenait à se méfier de ce siècle oversexe où les Princes charmants sillonnent parfois nonchalamment Bois-des-Filion alors qu’ils devaient répondre à l’appel d’une Belle au Bois-de-Coulonge. Leurs erreurs d’aiguillage brisaient des rêves, des ménages, des carrières.

Dans ce temple de l’amour universel, les couples étaient des arrangements floraux sur l’autel du grand Maître, le seul à se permettre quelques intimes, assez petites pour se tenir debout face à son ventre rebondi. Chaque nuit, Marie-Lune tendait ses bras vers l’image du Bon Pasteur accrochée au-dessus de son lit : au secours ! Mais le cœur du pasteur restait de glace devant sa brebis broyée dans le tordeur du Maître illuminé.

À chaque aube nouvelle, le vieillard attendri recueillait les propos que son intruse dévidait à une cadence effrénée. Un matin de printemps, il la trouva en larmes. Incapable d’apaiser son chagrin, il eut un mal fou ce soir-là à tourner la page.

Tout s’éclaira le lendemain quand Marie-Lune déposa devant lui une enveloppe qu’elle avait reçue de ses parents. Pour avoir quitté le cénacle, la renégate avait été rayée du portrait de famille. Découpées au ciseau, ses têtes de bébé, d’écolière, d’adolescente timorée et de jeune fille en fleurs ! Dans l’album-souvenir, ne restait d’elle qu’une série de corps décapités. Des histoires invraisemblables, son hôte en avait entendues des tonnes. Mais celle-ci dépassait en cruauté tout ce que son esprit avait pu concevoir.

Quelques jours plus tard, la triste acéphale quitta sa maison en pierre des champs aussi brusquement qu’elle y était apparue. Ce départ inexplicable dérégla les sens de l’octogénaire. Après avoir signé sept romans, cinq recueils de nouvelles, deux essais et une autobiographie, tous applaudis par la critique et un large public, une muse était venue titiller sa plume et hanter son imaginaire avant de l’abandonner. Même les vieux caniches sont mieux traités !

Les personnages principaux n’ont pas de cœur. Furieux, l’auteur arracha la page frontispice de son manuscrit où apparaissaient ces mots : Perdre la tête (titre provisoire), et jeta les cent-vingt-six autres pages dans son poêle à combustion lente. L’infidèle Marie-Lune sifflait, crépitait et s’embrasait sous les flammes en se tordant de douleur.

Sa sensation de manque tournant à l’obsession, le célèbre auteur se rendit au Centre de réadaptation de son regroupement professionnel. Une armada de spécialistes le prit aussitôt en charge. Devant l’accumulation des symptômes — maux de ventre, sueurs froides, crises d’agressivité, perte d’appétit, palpitations cardiaques, sommeil en position fœtale — le diagnostic tomba dru : grave intoxication à l’héroïne. Hélas ! La pharmacologie de remplacement de la substance nocive demeura inopérante. Malgré le zèle du personnel soignant et les visites de son éditeur venu lui remonter le moral, le désespéré se laissa couler au fond de l’eau comme un rafiot. Deux mois après qu’il eut réduit sa Marie-Lune en cendres, on confia son urne cinéraire au Columbarium de son Association où sanglotent, jour et nuit, les colombes de l’inspiration.

Ce cas de figure compte désormais parmi l’échantillonnage d’une universitaire montréalaise qui mène une recherche comparative sur la dépendance à l’héroïne chez les romanciers du quatrième âge des Laurentides, de l’Outaouais et des Cantons de l’Est.

 

Tout en animant des ateliers d’écriture pendant 25 ans, Denise Neveu a publié En remuant le sable dans ma cour (en collaboration, Éditions Nouvelle Optique), Sur les ailes du réel (Éditions du Pur Hasard), un recueil de nouvelles De fleurs et de chocolats et un roman Des erreurs monumentales (Éditions Triptyque), Traces de Pères (Éditions Stanké) et Comme un livre ouvert – éloge et pratique de l’écriture sans frontières (Éditions du Roseau).

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