La lune perce les fibres entrelacées du rideau. Immobile,
je fixe le vieux cadran radio sur la commode. 3 h 16. Nuit
cruelle, abandonnée par l’aube. Mon esprit, sans pitié,
ressasse en boucle mes échecs, mes regrets, mes rêves
inatteignables. Mon cœur crie. Ma gorge, nouée par la
peur.
Je me lèverais, mais je n’ose pas. Je me tourne sur le côté,
peut-être que je tomberai enfin dans les bras de Morphée,
ou par terre. Rendue là, si je m’éclate le crâne, je serai
libérée. De lui. Qui ronfle, écrasé sur plus du trois quarts
du lit. Sa masse échouée comme il s’est endormi, en
sueur, moins de trente secondes après s’être assouvi dans
mon être, en intrus, indifférent au désert de mon désir.
La religion m’a fait comprendre que c’est mon devoir de
femme, de le satisfaire, lui. Pour en finir, je fais semblant.
L’ongle de mon pouce gratte l’anneau qui m’étrangle.
Pourquoi est-ce que j’ai été aussi naïve ? Sa peau moite
touche la mienne. Ma mâchoire se crispe. L’obscurité
voile mon dégoût.
L’épuisement terrasse mes pensées. Quelques heures
de répit. De rêves flous. Mon cadran sonne. 6 h 5. Ma
carcasse se décolle des draps. Mon shift commence à sept
heures. Dans la salle de bain, mon reflet cerné, accentué
par l’ampoule qui sile, un air cadavérique. Lui? Dort
encore. Avant de passer la journée sur son ordi, à gamer,
à regarder de la porno, à ne pas envoyer de CV parce
qu’aucune job est digne de lui, à pas faire ménage, cuisine,
commissions, sport —
Je verrouille notre pathétique deux et demi. Dans le
couloir délabré de l’immeuble, j’effleure du regard
mon voisin saoul, affalé dans sa pisse. Dehors, janvier
m’agresse. Sans char, sans bus, je vais travailler à pied.
Au boulot, je valse entre plongeuse et waitress. Dans les
moments de solitude, une rivière de pensées m’envahit.
Je suis debout sur le petit pont fragile de ma conscience.
Si je fais pas attention, je vais tomber dedans, m’y noyer.
Les heures filent. J’ai pas envie de rentrer, mais j’ai les
mains écorchées, le dos et les pieds en miettes. C’était pas
dans mon plan de vie, ce bistro merdique. C’était quoi,
anyway, mon plan ? Je me fais bourrer le crâne de discours
apocalyptiques depuis le début de mes souvenirs. Encore
ce soir. Sans joke, j’ai rien planifié. On a voulu me faire
croire que la fin du monde arriverait bientôt, que j’aurais
jamais le temps d’aller à l’université. Faque je travaille,
une job que j’déteste.
Shift fini. Corps fini, je marche, je pense au pont pas loin
de chez nous. Je m’imagine sur le rebord, du côté qui
embrasse le vide. Je m’imagine m’abandonner à la gravité.
L’abîme. Pour plus avoir mal. Je sais pas ce qui me fait le
plus peur. Vivre? Mourir?
Dans l’immeuble, le soulon est plus là. Reste juste une
tache sur le tapis jaunâtre. J’entends mon geôlier râler
derrière la porte 103. Un profond soupir m’échappe. Ma
clé figée près de la serrure. Mon cellulaire m’arrache de
ma torpeur.
T ou
J’entre.
— Tu foutais quoi? Trainais avec un d’tes agrès
d’collègues?
Je regarde l’individu que j’ai choisi il y a six ans. Son
masque charmant désintégré. Sa carrure, perdue sous
les kilos de lâcheté. Ses gestes tendres, annihilés par son
appétit violent.
À peine rentrée, c’est le temps de me préparer à ressortir.
J’ai pas envie d’y aller, mais qu’est-ce qu’on va dire si j’y
vais pas ?
— C’t’est guenilles là qu’tu mets? Tu pourrais pas te
forcer un peu ? Regarde Korinne, ou bin Sandra, toujours
bin arrangées ! Force-toé donc sacrament !
J’avale.
— Je t’ai entendu, trou-du-cul.
Un murmure. À peine un souffle, qu’il a saisi au passage.
L’écho de ma révolte claque et brûle ma joue, ressert ma
gorge. Mes pieds ne touchent plus le lino abimé de la salle
de bain.
Notre lift m’appelle. Mon mari relâche son emprise.
— Réponds.
Ma voix vacille.
— Sont arrivés.
En sortant de l’apparte, mon mari agrippe ma taille. Me
dirige vers la sortie.
Dans la voiture, je laisse mes pensées s’engueuler entre
elles. Je m’imagine une autre vie, à ne plus jouer un rôle.
Mais je connais rien de la vie. Je cligne des yeux. Déjà dans
le stationnement de notre église. Intérieur en béton beige
sale, tuiles blanchâtres, vieux tapis verdâtre, rangées de
bancs en bois, podium en bois, éclairage aux néons et
boîtes à dons boltées aux murs. Qu’est-ce que j’fais ici ?
Mon sourire peine à cacher mon désarroi, le maquillage, à
taire le mauve qui hante le pourtour de mon regard. Mon
mari me conduit où nous poserons nos fesses durant le
sermon. J’y crois pas aux doctrines. Mais je connais que
ça. J’ai grandi dans cette communauté. C’est ma famille. Si
je divorce, c’est l’expulsion pour moi. La terreur du rejet,
de l’isolement. Écrasée sous le poids de mon indécision.
Enfin la prière de clôture. J’aperçois Ophélie, son regard
reconnaît ma détresse. Je vais aux toilettes. Elle me
rejoint.
— Qu’est-ce que t’as ? Parle-moi ! »
— C’est trop, ma vie, mon mariage de marde. J’ai des
idées noires. »
— Oh, faut que tu pries plus ! »
Je ramasse mes tripes. Sors de l’église. Pis je cours.
La nuit m’enveloppe. J’ai peur. L’eau glaciale de la rivière
rugit sous le pont. J’inspire un grand coup. Mon souffle se
dissipe dans l’air frigide. Ma main s’ouvre.
L’anneau tombe. Disparaît. Avalé par le courant.
Lire également
Duct tape
Est-ce terminé entre nous ? Ai-je vraiment le goût de continuer ? Était-ce enfin le dernier coup dont notre structure instable avait besoin pour s’écrouler ? Il est peut-être temps que ça cesse. Tu es collée à ma peau et je ne vois pas comment t’arracher à moi sans que ça ne laisse de trace. J’en aurais des […]
Dans la chambre d’à côté
Je m’étais mise à tricoter d’une manière acharnée. Une colère sourde cherchait à exploser. J’évitais surtout de l’exprimer, car je craignais ses éclaboussures. J’essayais donc de minimiser les dégâts. Mais je voulais avoir le courage pour une fois de descendre dans la profondeur de ma vérité. J’aurais voulu défaire le nœud gordien du désamour de […]