C’est arrivé un matin alors que tu te promenais avec la petite. Un convoi militaire a stoppé net à votre hauteur; deux soldats sont descendus et vous ont barré la route. Tout de suite tu as su que ton tour était venu : tu avais entendu dire qu’ils profanaient toutes les femmes. Même les anciennes. Quand l’un d’eux a soulevé ton boubou avec le canon de sa kalachnikov, tu n’as pas bougé. Sous l’offense, tu serrais les poings. Tu espérais qu’en évitant leur regard et en faisant une prière, ils t’épargneraient; quand ils t’ont hissée sans ménagement à l’arrière du camion, tu priais toujours. Tu pensais à Fatou. Elle n’était qu’un bébé et tu ne voulais surtout pas qu’elle comprenne ce qui t’arrivait. Pourvu qu’elle ne voie rien, pourvu qu’elle ne m’entende pas, te répétais-tu sans arrêt. Et tu fixais le plafond en serrant les mâchoires pendant que les hommes te prenaient de force sous la bâche.
***
À ton réveil, tu étais étendue en bordure de la route. Ils t’avaient laissée là pour morte. Combien de femmes du village avaient ainsi disparu! Dans le noir, les pleurs de Fatou te sont apparus comme une musique et ses
tremblements t’ont rassurée : les soldats, Dieu soit loué, étaient partis sans l’emporter avec eux. Elle était tassée contre ton corps nu. Elle grelottait et elle suçait son pouce… tu as pensé qu’elle ne faisait plus ce geste depuis très longtemps.
Ce qui t’a tout de suite frappée, c’est leur puanteur qui pesait sur toi. Tu ne retrouvais plus ta propre odeur. Tout de suite tu as pensé à Mamadou. Tu ne pourrais plus lui offrir ce ventre : il empestait la guerre, ils l’avaient marqué comme des chiens.
Vous deviez rentrer avant le lever du jour, Mamadou risquait de venir à votre rencontre. Fatou s’est levée la première. Elle est allée chercher ton boubou qu’ils avaient jeté dans le caniveau. Tu l’as regardée revenir vers toi. Elle n’avait pas encore perdu ses rondeurs d’enfant mais, dans le noir, tu sentais une certaine gravité dans ses gestes. Elle n’a rien dit de l’odeur quand elle t’a aidée à enfiler ton boubou et tu as remercié le ciel pour cela.
Il fallait faire vite, vous remettre en chemin. Alors tu as rassemblé tout ce qu’il te restait de forces et tu t’es appuyée sur ta fille. Chaque mouvement était une déchirure. Dans la nuit d’encre, tu as fait un pas. Ton premier pas de femme morte. La route serait longue qui te mènerait jusqu’à ton mari…
Après quelques minutes, Fatou a demandé d’une voix blanche si les soldats étaient retournés dans leur pays. Tu as serré sa main et vous avez filé vers le village. Tu cherchais une excuse à présenter à ton mari. Il fallait lui cacher la vérité si tu voulais qu’il t’emmène avec lui quand il traverserait la frontière. Tu cherchais, tu cherchais, mais les mots ne te venaient pas. Tu n’avais jamais menti à Mamadou.
À votre arrivée, tu t’es sentie soulagée: la maison était vide. Tu aurais tout ton temps pour te laver. Fatou s’accrochait à toi, ses grands yeux inquiets. Quand tu lui as retiré son boubou, tu as vu son petit ventre maculé de sang. Tu répétais juste pour toi : Mamadou ne saura rien, Mamadou ne saura rien.
Quand elle n’est pas en train de lire, Pierrette Denault plonge dans son imaginaire. Parfois elle refait surface avec des éclaboussures d’enfance ou avec des morceaux d’épaves. Quelques-unes de ses nouvelles ont fait l’objet de lecture publique et/ou ont été publiées dans les revues Moebius, Virages, XYZ, Jet d’encre. Après avoir fait partie de l’équipe de Sors de ta bulle, son plus grand bonheur est aujourd’hui de collaborer au Journal de rue de l’Estrie dont elle est la présidente.
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