REFLETS

Tu ne sais pas où tu vas. Tu es assis devant une page blanche, gomme à effacer entre les doigts. Le papier reflète tes pensées, tes doutes, tes craintes, tes espoirs. Aucune direction ne te semble bonne et pourtant tu les prendrais toutes. Tu voudrais emplir tes fractures d’encre pour ne plus les sentir, mais la peur de les ouvrir plus profondément t’en empêche et te condamne à errer entre ces miroirs d’ombres et de lumières.

Capuchon baissé, tu évites les facettes spéculaires de son être. Personne ne doit te voir, surtout pas ton reflet, surtout pas ton propre fantôme, cette mémoire fanée qui hante la pointe émaillée d’un stylo au mécanisme fêlé. Tu te fuis dans les dédales de ton esprit et t’enfonces dans un labyrinthe toujours plus grand, incapable d’affronter ton propre regard. Ce vis-à-vis te confronterait à ton propre sourire, à cette fausse assurance de coquille vide pleine de psaumes et de démons. Occulter ta vue pour éviter d’écrire ta vie fragmentée.

Après tous les textes que tu n’as pas écrits se dresse une impasse. Ton crayon épuisé glisse de ta poche et rebondit de l’autre côté du verre, d’où émerge un stylo diapré. Derrière toi jaillit un nouveau mur ; tu es pris, emprisonné par ton image infiniment répétée. Sans issu, tu t’apprêtes à déchirer la page, mais en la saisissant tu attrapes du même coup une réminiscence lointaine.

Tu zigzagues entre les arbres, épée de branche à la main, puis t’arrêtes derrière un rocher pour y graver à l’aide de boue des symboles que toi seul comprenais. Les écrits éphémères de ton enfance te reviennent peu à peu, sagesse depuis longtemps effacée par les années.

Tu recouches la feuille et t’empares du stylo, pousse la bille et commence à tracer des lettres sur la surface réfléchissante. Le garçon à la branche contemple la cadence d’abord saccadée, puis de plus en plus souple de son double au crayon. Les lettres défilent et organisent les reflets kaléidoscopiques de tes souvenirs, les glaces s’emplissent du trait nacré, encre d’un présent renouvelé par le passé. Dans un geste grandiose, un ultime mouvement, tu apposes ton nom sur le miroir qui éclate, libérant les odeurs terreuses d’autrefois qui se greffent à ton corps.

La première cloison abattue, le capuchon tombe. Tu relèves les yeux et défie ces milliers de reflets qui t’épient, les toise du regard un à un et avance vers ces extérieurs qui te repoussent depuis trop longtemps. Crayon en main, tu déchires la nuit un trait à la fois. Des arômes de sang, de feu, d’herbe et de mer affûtent tes sens émoussés par la fatigue des années. Le stylo brille un peu plus à chaque mot, à chaque phrase qui te rendent un peu plus écrivain.

Arrive enfin le dernier miroir. Dans la douce lumière qui en émane tu te reconnais enfin.

Alors que tu termines d’emplir l’espace blanc de la page, le miroir se fend et éclate en un millier d’étincelles colorées. Enfin tu t’accordes le droit de tracer tes premiers mots.

 

Félix Devault-Dionne est titulaire d’un mémoire de maîtrise sur la temporalité dans le roman Trou de mémoire d’Hubert Aquin et est coordonnateur de l’AAAE. Ayant suivi tous les cours en création littéraire possible à l’université, il a une passion pour l’écriture et s’intéresse par-dessus tout à l’autoreprésentation et à la mise en abyme.

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