Nous savons que nous sommes vivants lorsque nous lisons

Nous vivons dans un monde d’images, elles dominent sur nos écrans. C’est probablement l’abomination de notre siècle d’être ainsi réduits à ce flot qui nous ensommeille. Peut-être avons-nous oublié le privilège éternel de la lecture où les images surgissent autrement et d’une manière plus subtile. Le sens de notre vie se révèle bien souvent dans l’acte de lire. Lorsque nous lisons, nous entrons en contact avec notre voix la plus intime, une présence enveloppante et familière. Nous aimerions retrouver cette intimité avec ce qui existe profondément en nous.

Ainsi, lorsque nous ouvrons un livre pour arrêter le temps fugitif, nous voilà happés par une histoire, une atmosphère, un univers. Nous entrons alors en amitié avec nous-mêmes dans une sorte de temps suspendu. Nous sommes en lien avec des amis parfois disparus, des amis qui nous tiennent la main au cœur de la nuit. La lecture représente en quelque sorte l’aventure d’une promenade intérieure ou d’une méditation. Une part de nous-même nous est révélée grâce à des mots qu’un autre a écrits à partir de sa propre intimité. Et puis lire, c’est découvrir au hasard une phrase qui nous est destinée. « Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous » (Kafka).  Cette seule phrase évoque déjà toute une communauté de lecteurs et d’écrivains qui se rejoignent au-delà du temps et des frontières. En ce sens, je ne peux m’empêcher de vous parler de cette lecture qui m’a fortement marquée ces derniers temps. L’œuvre d’Alina Reyes, Nus devant les fantômes (Calmann-Levy, Éditions 1), a éveillé en moi cette impression d’intime correspondance.  Dans le cadre de ce récit, la narratrice s’inspire de la relation épistolaire et amoureuse qui survint entre Kafka et Milena Jesenská, journaliste et traductrice. Milena Jesenská adresse des lettres à Franz Kafka depuis le camp de Ravensbrück où elle va terminer ses jours. Bien que Kafka soit décédé plusieurs années auparavant, c’est à lui qu’elle pense et qu’elle écrit en regardant le ciel à travers une fenêtre.  Les derniers mots de ce livre conservent un sens intemporel; ils nous rappellent que nous sommes reliés les uns aux autres par nos rêves.

« Viens, mêlons-nous encore ! Comme tu le voulais, Milena, allons planer ensemble dans le ciel, en poussant ce cri de la buse qui touche les hommes en pleine poitrine ».

Un simple livre peut nous amener à une chaîne d’autres livres qui se répondent et dont la somme s’additionne à nos expériences. Ces dernières ne peuvent s’éprouver parfois qu’à travers l’écriture et dans son prolongement : la lecture.

La lecture nous ramène instamment au flux incessant de notre respiration. Nous savons que nous sommes vivants lorsque nous lisons. Même lorsqu’on ouvre un livre au hasard, on sait que la vie nous fait signe. Il est réconfortant de penser que nous pouvons nous approcher ainsi de ceux qui nous ont précédés et entrer en contact avec eux par le simple geste de lire. Nous pénétrons alors dans le temps suspendu d’une intimité avec l’autre.

La lecture peut devenir aussi parfois le voyage de l’écoute grâce au concours d’une voix qui récite une histoire. Le texte devient peut-être alors plus tangible ou organique. À ce moment-là, c’est par les variations de timbres et les silences qu’on accède à sa propre voix intérieure. On y trouve une autre forme de refuge, un endroit où se déposer entièrement et être soi. Ces lectures racontées nous permettent aussi de nous recueillir, d’écouter une voix qui nous jette à corps perdu dans un espace imaginaire. Je songe encore aujourd’hui à inventer – ou peut-être devrais-je dire à renouveler – ces littératures faites pour l’oreille à travers une adaptation radiophonique.

Dans mes ateliers d’écriture, c’est toujours dans cette perspective que j’adapte les consignes de création. Elles donnent lieu à des textes courts, des récits qui, même fragmentés, se tiennent par la main grâce à un fil thématique. Les participants ont alors le loisir de nous partager leurs textes en les lisant eux-mêmes à voix haute. Lire c’est arriver à partager l’émotion, mais aussi à ouvrir sur l’espace salvateur du silence. Cela nous amène dans une disposition au recueillement. La lecture s’apparente à un voyage intérieur auquel on accède par la force d’imprégnation d’un autre qui a écrit. C’est la recouvrance d’une voix à l’intérieur de soi.

L’univers des livres me ramène au désir de sortir de l’écran, d’aller me promener dans une bibliothèque pour y trouver le recueillement qui manque si souvent. Je me permets ici de terminer cet article en vous livrant un passage inédit d’un recueil de nouvelles que j’ai amorcé à Prague lors d’une résidence d’écriture. Le passage relate ma découverte de la bibliothèque de Shakespeare a Synové dans Malostranské.

« On entre dans cette librairie à Prague un peu comme on entre dans une église. On vient s’y reposer auprès de livres qui nous murmurent des secrets. On avance, avec un léger frisson au cœur, car on sait qu’on revient chez soi. Cette lente procession laisse découvrir ce qui nous habite, un peu comme le feraient des souvenirs qui nous rappellent à eux.

On aurait envie de saisir un de ces livres, de l’ouvrir au hasard, d’être porté par une voix qui raconte nos tourments, nos désirs, nos petits bonheurs, vite arrachés à la succession des jours. Dans cette librairie, les étagères bondées craquent, parfois un livre tombe à nos pieds. Il suffit de le ramasser pour que le miracle se produise. Nous ouvrons une page au hasard et quelqu’un nous parle. On n’est plus seul. Quelque chose laisse une trace. On retrouve le courage et la confiance de poursuivre sa route. On descend alors un escalier en forme d’escargot qui donne sur une grande salle remplie de livres. On sent les œuvres rugir d’une présence silencieuse. Sur une table : un recueil de poèmes d’Emily Dickinson. Là, tout juste à côté, apparaît le sourire indicible de Leonard Cohen. Le regard du poète m’invite à me prolonger dans l’antre de la lecture. On se dit alors que les disparus font preuve d’une présence qui étreint. Que le pont entre la vie et la mort est fragile. Ainsi vont les livres au cœur de notre existence. Alors… quand je pense à cette librairie et à ce moment de grâce, j’oublie parfois la dureté des jours. La nuit, il m’arrive encore de souffler sur mes doigts gelés, d’ouvrir un livre et de me promener parmi les fantômes et les vivants. Parfois je capte la solitude de quelqu’un que je n’ai pas connu. Le livre m’aide à me lover au creux de la nuit. Les écrits restent, dit-on. Ainsi, à ma façon, dans la solitude de l’écriture, je cherche à tendre une main secourable, un pont pour traverser la nuit ».

Extrait du recueil de nouvelles autour des ponts en relation avec Prague .

Danielle Dussault est une écrivaine québécoise. Elle a enseigné pendant plus de vingt-cinq ans et a publié plusieurs romans, recueils de nouvelles et récits poétiques. Son œuvre s’articule autour de l’essence humaine et met en lumière la fragilité des liens et leur complexité

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